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3. L'éducation traditionnelle


Notes de fin de chapitre


Les connaissances descriptives, les technologies et les méthodes d'organisation utilisées par les éleveurs dans la gestion de leurs ressources naturelles, ont évolué et ont été transmises de génération en génération. Ce chapitre traite des moyens par lesquels les connaissances sont transmises aux jeunes et fixées dans la mémoire des anciens. Nous verrons ensuite brièvement les problèmes que pose l'introduction du système d'enseignement moderne de type scolaire ainsi que les difficultés rencontrées pour atteindre les populations pastorales, et analyserons le rôle que l'enseignement traditionnel peut jouer dans la solution de ces problèmes.

Très peu de recherches ont été entreprises sur la manière dont les SLCG sont transmis d'une génération à l'autre.1 En général, les enfants commencent à prendre connaissance de leur milieu physique aussitôt qu'ils commencent à jouer avec des animaux en bois ou en argile, des tiges, de l'herbe, etc. Les jeux traduisent le plus souvent leurs expériences vécues: un lion les poursuit, ils sont chargés de garder des vaches imaginaires et de les protéger contre des raids ennemis. Aussitôt que son âge le permet, et cet âge varie d'un groupe à l'autre, l'enfant commence une longue période d'apprentissage pratique par l'expérience; il reçoit cette instruction de son père ou de son frère aîné, des griots, forgerons ou autres artisans spécialisés (voir en CADRE 3.1).

L'enseignement traditionnel a quatre aspects caractéristiques: 1) il est absolument efficace, c'est-à-dire que l'enfant apprend tout ce qu'il/elle a besoin de savoir pour remplir par la suite ses fonctions d'adulte; 2) même lorsque l'enseignement comprend des tâches difficiles et des épreuves très dures, tous les enfants qui survivent sont "reçus"; 3) cette formation n'est pas très chère (paiements aux maîtres et aux chefs religieux); 4) les enfants continuent pendant leur instruction à participer à divers travaux.2

Le contenu des SLCG n'étant pas préservé par écrit dans ces sociétés, il est confié à la mémoire des anciens de la tribu sous forme de fables, de proverbes, de cérémonies, de chants, de danses ou de jeux, appelés les "traditions populaires". Ces mécanismes montrent comment les techniques sont acquises, comment elles sont pratiquées et préservées et comment les connaissances, anciennes ou nouvelles, sont transmises aux jeunes et aux anciens (voir en CADRE 3.2).

Une brève analyse, rédigée par Rayfield en 1983, traite des difficultés de l'application des méthodes d'instruction modernes et de type scolaire au contexte africain pastoral. Le problème principal que posent les écoles modernes et que posaient déjà les écoles missionnaires au temps des colonies, vient du fait qu'elles retirent les enfants de leur société et leur inculquent des valeurs et des connaissances qui rendent leur réintégration difficile. "L'existence même des salles de classe communiquait clairement le message 'qu'il est plus respectable d'être assis dans un bureau que de gagner sa vie par un travail manuel' ".3 L'administration française au Sénégal (comme d'ailleurs les autres autorités coloniales) souhaitait créer une classe de Sénégalais pouvant "assister les autorités et faciliter l'expansion de l'influence française". Ils apprenaient à leurs élèves que "la seule culture valable était celle de la France, que la culture africaine était inférieure, et si un élève n'assimilait pas avec succès l'éducation française, c'était sans nul doute de sa faute".4 Après l'indépendance, dans les pays restés étroitement liés aux anciennes puissances coloniales, tels que le Nigéria, le Ghana ou le Sénégal, le système d'instruction n'a pas beaucoup changé. Sans doute, les langues locales sont enseignées, des fonds sont plus facilement disponibles pour l'enseignement supérieur, l'histoire, la géographie et parfois la littérature du pays africain remplacent aujourd'hui ceux des pays colonisateurs. Les pays qui ont adopté une politique socialiste, comme la Guinée et le Bénin, ont essayé de créer de nouvelles écoles révolutionnaires où enseignants et élèves seraient auto-suffisants en cultivant ce dont ils ont besoin pour leur alimentation. D'autres pays, tels le Burkina Faso et le Niger, ont voulu établir des écoles rurales où l'on apprendrait aussi bien le français que les techniques agricoles. Il semblerait que les problèmes rencontrés provenaient du fait que les étudiants ne connaissaient pas le français et les enseignants ne connaissaient pas les techniques agricoles.22

CADRE 3.1

Les jeux des enfants reflètent le monde des adultes. Par exemple, les enfants Foulani jouent à la hiène, au mouton et au berger,5 ou bien avec des jouets en bois représentant des animaux ou des plantes.6 En Afrique de l'Ouest, l'enseignement traditionnel comporte une période d'apprentissage informelle chez des parents; les enfants participent en outre très tôt aux travaux des adultes. Pour acquérir des connaissances spécialisées en médecine, musique ou artisanat., les enfants entreprennent des apprentissages plus formels chez des personnes spécialisées. Pendant les cérémonies d'initiation, les chefs religieux leur apprennent à couper les arbres, à chasser et à travailler le métal.7 Chez les Foulani du nord du Sénégal, les enfants commencent très jeunes (5 à 6 ans) à participer à l'élevage. Ils passent très naturellement des jeux aux vrais travaux en gardant les veaux dans les enclos.8 Dans la majorité des groupes, le père instruit ses fils, d'abord en les accompagnant et ensuite en leur laissant toute la responsabilité d'une activité. Par exemple, chez les Samburu du Kenya,9 et les Tallensi du sud-ouest du Burkina Faso et du nord-est du Ghana,10 les connaissance sont déjà bien assimilées avant l'âge de 9 ou 10 ans.

Chez les Somali, les connaissances sur la gestion des parcours et la conduite de l'élevage sont transmises lorsque les petits garçons, âgés de 7 à 8 ans, vont aux camps de rassemblement des chameaux et apprennent par expérience à reconnaître les bonnes herbes de celles qui sont toxiques.11 Malheureusement, les documents ne donnent aucune indication sur la manière dont les filles Somali apprennent à garder les chèvres et les moutons, et ensuite les bovins.

Dès l'âge de 8 à 10 ans, les enfants Wodaabe commencent leur apprentissage en gardant les veaux autour du camp. Entre 10 et 12 ans, ils conduisent, seuls, les moutons et les chèvres dans la brousse. A 15 ans, la garde des bovins leur est confiée. Les filles Wodaabe commencent à l'âge de 9-10 ans à préparer le beurre; à 11-12 ans elles apprennent à piler le sorgho, et à l'âge de 14-15 ans à traire les vaches.12 Chez les Lozi du Zimbabwe, les garçons et les filles vont aux postes de bétail pendant la saison des pluies pour en assurer la garde, mais aussi "pour augmenter leur propre résistance, et apprendre la morale et les lois de la tribu".13 Les Foulani de Mauritanie disent que l'initiation des éleveurs commence au moment où ils entrent pour la première fois dans le krall du bétail et finit le jour où ils en sortent, à l'âge de 63 ans. Ils estiment que la formation de l'éleveur comprend trois étapes: "l'initiation" les 21 premières années, "la pratique" pendant les 21 années suivantes, et "l'enseignement" pendant les 21 dernières années.14

CADRE 3.2

Chez les Boschimans ! Kung, des récits basés sur les expériences de la vie de tous les jours sont utilisés pour transmettre les informations et les connaissances. Dans ces récits, les ! Kung utilisent tout un assortiment de moyens d'expression non verbale, grâce auxquels le public écoute plus attentivement.15 Les chants, la danse, le théâtre, la poésie, les contes, la musique et les récits sont importants et sont utilisés pour satisfaire les besoins spirituels, d'instruction et de récréation de la population.16 Ils traduisent en même temps les priorités des populations et leur intérêt pour différents aspects de leur milieu.17 Les formes de communication populaire sont également utilisées pour transmettre des informations d'actualité. Par exemple, les Shukriyya engagés dans les projets de Rahad et de Khashm el-girba au Soudan chantaient des chansons qui exprimaient leur mécontentement à l'égard du projet, en expliquant notamment qu'ils auraient voulu que le bétail y soit intégré.18 Les Touaregs du Niger ont beaucoup de proverbes, de poèmes et de devinettes qui traitent des ressources naturelles. Ainsi, par exemple: "il a de si nombreux enfants assis sur son chameau que personne, même Dieu, ne peut les compter; qui est-ce?" La réponse: Acacia raddiana avec toutes ses épines.19 Les jeux montrent comment sont acquises les connaissances pratiques.20 Par exemple, il existe chez les Touaregs du Niger un jeu qui se joue avec des cailloux et une série de petits trous creusés dans la terre; des noms se rapportant à différents types de bétail sont donnés aux positions et aux pièces, et des noms d'activités d'élevage (abreuvement, pâturage, etc.), aux mouvements et aux stratégies.21

Au Nigéria, les enfants Foulani "ont dû s'adapter à un programme d'études et à des méthodes d'enseignement conçus pour des enfants sédentaires et fondés sur un système de valeurs étranger. A cause de ces inconvénients, les enfants nomades n'obtenaient pas de bons résultats scolaires, ils étaient souvent absents et beaucoup d'entre eux sont devenus inadaptés."23 Récemment, le président Babangida du Nigéria a reconnu que les éleveurs Foulani n'ont pas profité du Programme d'enseignement élémentaire universel parce que les systèmes classiques d'instruction et de scolarité sont mal adaptés aux rôles, aux besoins et à la situation de leurs enfants.24 Des recommandations sont en cours d'élaboration en vue d'une révision du système nigérien visant à d'inclure dans le programme d'études les pratiques d'élevage et de commercialisation ainsi que la santé animale, plutôt que d'enseigner des matières conçues pour des élèves occidentaux et les préparant à travailler dans des bureaux. Les enfants nomades devront rester à l'école toute l'année, mais leurs familles recevront une compensation pour la perte de main-d'oeuvre sous forme de "pâturages, fourrage, et services vétérinaires".25 On ne voit pas cependant comment ces recommandations pourraient déboucher sur un système aussi efficace que le système traditionnel d'apprentissage par le travail.

Paulo Friere a suggéré en 197826 que les pays africains devraient éliminer complètement ces systèmes d'instruction de type scolaire. Il proposait à leur place l'adoption de programmes différents, tels que des sessions d'alphabétisation brèves et précises, dans le cadre de l'enseignement d'autres techniques, au sein de groupes organisés spontanément suivant les besoins des populations locales. Malgré les fonds considérables qui ont déjà été investis dans l'enseignement de type scolaire, celui-ci ne parvient toujours pas à couvrir les régions d'élevage. Il est possible de développer des modules scolaires plus simples qui comprendraient des cours d'alphabétisation ainsi qu'un mélange de SLCG viables et de techniques modernes. Un tel système pourrait prévoir une période assez longue "sur le terrain", consacrée aux "travaux pratiques" sur l'exploitation agricole, et devrait tenir compte des systèmes traditionnels d'enseignement décrits plus haut. Les formes de communication populaire pourraient aussi jouer un rôle dans les techniques d'enseignement pour adultes, par des présentations sur les marchés et sur les lieux de réunion, et par le biais d 'émissions radiophoniques spéciales 27

Notes de fin de chapitre

1. Howes 1980, p.345.
2. Rayfield 1983, p.2.
3. Rayfield, 1983, p.4.
4. Rayfield 1983, pp. 5-6.
5. Mottin 1977, p.72.
6. Jaxate, Soo & Soo 1979, p.77.
7. Rayfield 1983, p.1.
8. Jaxate, Soo & Soo 1979, p.77.
9. Spencer 1965, p.10.
10. Fortes 1945, p.159.
11. Lewis 1961, p.75.
12. Maliki et al 1984, p.305.
13. Gluckman 1951, p.84.
14. Ba 1982, p.35.
15. Blurton Jones & Konner 1987, p.10.
16. Compton 1980, p.308.
17. Itani n.d., p.54.
18. Abu Sin 1983, p.48.
19. Bernus 1967, pp. 40-46.
20. Warren & Meehan 1980, p.327.
21. Bernus 1975, p.174.
22. Rayfield 1983, pp. 12-14.
23. Ezeomah 1985, p.12.
24. Ahmed & Atala 1988, p.4.
25. Ahmed & Atala 1988, p.10.
26. Friere 1978.
27. Monod 1975, p.77.


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