Table des matières - Précédente - Suivante


2.3.3 Réserves et zones protégées

A l'intérieur du territoire d'un groupe d'éleveurs, quelques zones sont parfois protégées ou complètement interdites pendant certaines périodes de l'année. Sans doute, dans les régions sub-sahariennes, ces réserves sont l'exception plutôt que la règle générale136; il en existe cependant pourtant beaucoup plus qu'on le ne pensait. On présente ci-dessous trois types de réserves et de zones protégées: les réserves destinées au pâturage et à la régénération des zones dégradées; les régions où la coupe des arbres et le ramassage du bois sont interdits, ou soumis à des réglements; enfin, les espaces sacrés.

Les zones réservées au pâturage sont de deux types: les réserves établies sur les routes de passage d'une part, et celles de parcours. Nous avons peu de renseignements sur les réserves de passage; elles ont essentiellement pour but de maintenir une route ouverte entre les zones de culture et de permettre au bétail de passer, ou d'accéder à des points d'eau (voir en CADRE 2.45). Les réserves de parcours peuvent être vastes ou très réduites. Les réserves les plus grandes sont mises en défens pour une saison ou pour une période de plusieurs années; nous n'avons trouvé aucun exemple de parcours mis en défens de façon permanente. Il existe plusieurs types de grandes réserves de parcours. Le premier a pour but d'arrêter l'expansion des terres de culture sur les terres de pâturage et de réduire la nécessité de construire des clôtures. Un autre type de réserve comporte l'interdiction de certains pâturages pendant la saison des pluies pour permettre la pousse de fourrage de bonne qualité pour la saison sèche. Un troisième type de réserve est un parcours vaste, réservé aux périodes de sécheresse et protégé en temps normal. Enfin, une quatrième catégorie de réserve a pour but de permettre la régénération des zones dégradées. Des micro-réserves sont créées autour des agglomérations, des points d'eau et des espaces sacrés; elles ne sont utilisées que par certains animaux ou uniquement pendant des périodes de cérémonie (voir en CADRE 2.45).

CADRE 2.43

Chez les Toucouleur du Sénégal, le régime foncier est appliqué plus strictement lorsqu'il s'agit de terres fertiles.137 Les Tourkana, qui habitent une région plus aride, font respecter leurs droits et leurs règlements plus strictement que les Pokot qui habitent une région semi-humide. Notons aussi que les réglements sont appliqués moins strictement pendant la saison des pluies car les ressources sont plus abondantes.138 Dans la partie méridionale du Darfour au Soudan, chez les populations agro-pastorales, l'individualisation des droits fonciers s'accroît à mesure qu'augmente la valeur des terres; par exemple, les terres alluviales cultivables le long d'un fleuve appartiennent à des individus tandis que le pâturage est collectif sur les parcours non-aménagées aux niveaux sociaux supérieurs.139 Chez les Dinka de Kongor, les droits de propriété sur les pâturages sont plus précis dans les régions les plus fréquentées, comme par exemple les marécages temporaires (toich) et les collines, que sur les plaines orientales moins fréquentées.140

Dans la région de Guidimakha en Mauritanie, le contrôle qu'exercent les Maures sur leur territoire dépend de la puissance et de l'importance de chaque sous-tribu. Là où ces dernières étaient faibles, les Foulani ont pu s'infiltrer dans les régions périphériques chaque fois que leur propre organisation politico-militaire était supérieure et leurs guerriers plus forts.141 Les Touareg du nord du Niger ont une hiérarchie basée sur les chefferies, centralisée et très puissante; elle comprend des castes de guerriers et un chef, "amenokal", qui est responsable de la défense et du contrôle du territoire.142 La plupart des groupes Foulani ont une grande cohésion interne, mais ils sont faibles et fragmentés sur le plan politique. Ils préfèrent se déplacer (dans un mouvement de dérive migratoire) plutôt que de se battre contre les usurpateurs; c'est le cas des Fellata du Soudan et des Foulani du Sénégal. Cependant, certains Foulani ont développé des empires centralisés très puissants, tels que les Macina du Mali et le Caliphat de Sokoto au Nigéria qui a pu conquérir l'empire Hausa.

Les Lahawin étaient à l'origine une section des Kababish du nord du Kordofan au Soudan. En 1870 ils quittèrent leur territoire pour envahir les territoires des Shukriya. Ils ont si bien su établir des rapports d'amitié, qu'ils finirent bientôt par être considérés comme des Shukriya au point qu'on leur attribua des droits préférentiels sur les pâturages par rapport à d'autres étrangers arrivés en même temps, tels que les Foulani, les Beni Amer d'Ethiopie, et les Arabes Rashaida d'Arabie.143

Les Tonga n'ont pas de hiérarchie centralisée; ils reconnaissent formellement les terres appartenant aux clans, mais les disputes au sujet des terres sont fréquentes. Le conseil des anciens peut arbitrer et décider en cas de dispute, mais n'a aucun pouvoir exécutif.144 Chez les Lowilli du sud du Burkina Faso, tant que les rapports internes sont bons, les différentes communautés utilisent les terres sans trop faire attention aux frontières. Si les rapports à l'intérieur de la tribu se détériorent, ils ont alors tendance à éviter les zones de frontière et les endroits où ils pourraient empiéter sur les terres des autres.145

Nous avons trouvé quelques mentions de groupes qui imposent des règles sur la collecte du bois de service dans les régions boisées. Par coûtume, les Kikuyu imposaient des restrictions sur certaines régions fortement boisées pour assurer à la communauté une réserve de bois: pour couper un arbre mûr, il fallait obtenir l'autorisation des anciens du clan; il était absolument interdit de couper les arbres précieux, et il était également interdit de cultiver ces terres.195 Le Sultan des Somali avait la prérogative d'interdire la coupe des arbres dans une forêt pour une période donnée.196 Les Gabra interdisaient la chasse, la cueillette et la coupe des arbres, dans les parcours réservés autour de leurs montagnes sacrées.197

CADRE 2.44

Dans les périodes d'abondance, beaucoup de groupes qui vivent de l'élevage, de la chasse ou de la cueillette admettent facilement les étrangers sur leurs terres. Citons par exemple les Bor Dinka du Kongor,146 les Samburu,147 les Gana et les Boschiman !Kung du Kalahari,148 et les Bédouins de la côte nord-occidentale de l'Egypte.149 Pendant les périodes de sécheresse et de difficulté, les ressources sont volontiers partagées et rares sont les groupes qui en interdisent l'accès aux étrangers; mais une telle autorisation n'est généralement demandée que si le besoin est extrême. Citons, par exemple, les Tourkana,150 les Touareg du Hoggar,151 les Massaï,152 et les Dinka de Kongor.153 Chez les Bédouins du Sinaï, les territoires traditionnels sont clairement délimités, mais à cause des grandes variations dans la distribution spaciale des ressources, les voisins sont régulièrement autorisés à utiliser les pousses herbacées des saisons des pluies.154 Les Boschiman !Xo ont recours à un système de coopération complexe qui peut inclure jusqu'à sept groupes sur des territoires adjacents; ce système est tellement souple qu'il allège effectivement la pression lors des périodes de sécheresse.155 Les étrangers ne peuvent accéder aux territoires des Boschiman sans autorisation; celle-ci n'est parfois accordée qu'assortie de certaines limitations et conditions qui visent à empêcher le surpâturage.156 Cette souplesse en matière de régime foncier peut aussi se révéler dangereuse. Les Hottentot de l'Afrique du sud permettaient généralement aux étrangers l'accès à leurs terres: les européens l'ont interprété comme une cession et ont abrogé les droits des Hottentot.157

La même flexibilité s'applique à l'utilisation des puits; or, l'utilisation des puits définit souvent l'utilisation des terres par les étrangers. L'autorisation peut être accordée gratuitement, en échange d'un paiement ou encore en échange de main d'oeuvre. Chez les Touareg Kel Adrar, les étrangers ne peuvent utiliser les puits que s'ils sont de passage.158 Les Somali permettent aux étrangers d'utiliser leurs puits contre un paiement, ou s'ils concluent un contrat à long terme avec le propriétaire.159 Chez les Borana du sud de l'Ethiopie, les étrangers peuvent utiliser les puits s'ils en font la demande au conseil des puits.160 Les étrangers qui désirent utiliser les puits des Zaghawa doivent obtenir une autorisation préalable, et ne peuvent s'en servir qu'après les membres du clan.161 Chez les Tonga, les étrangers peuvent utiliser les puits s'ils participent aux travaux d'entretien.162

CADRE 2.45

Les Foulani Macina avaient institué un système qui leur permettait de réserver les routes et les chemins d'accès pour les troupeaux et de les maintenir libres de cultures.163 Dans le Soudan oriental, les routes d'accès aux principaux fleuves, "mashari", étaient toujours laissées ouvertes et libres de toute culture à l'intention des éleveurs.164 La séparation des parcours et des terres de culture est un système d'aménagement des terres qui a pour but de limiter l'empiètement de l'agriculture sur les bons parcours. Certains groupes, surtout les populations agro-pastorales, ont interdit formellement l'agriculture dans les régions définies comme terres de parcours. On note, en particulier, le cas des Tonga du sud de la Zambie,165 des Ngwaketse du Botswana,166 et des Kikuyu167 et des Luo du Kenya.168

Parfois, les réserves de parcours ont pour but de laisser pousser pendant la saison des pluies le fourrage qui sera ensuite utilisé pendant la saison sèche. C'est ce que font par exemple les Soukouma au sud du lac Victoria,169 les Tourkana,170 les Touareg d'Ahaggar,171 et les Chamus du Kenya septentrional.172 Chez les Berbères du Maroc, les "agdal" sont interdits au pâturage, ou ouverts uniquement à certains animaux, pendant certaines périodes de l'année. Ils sont souvent proches des points d'eau de saison sèche ou des zones de culture. Dans ce dernier cas, ils sont réservés aux périodes de récolte lorsque tous les travailleurs sont occupés aux travaux agricoles.173 Ches les Somali du nord, les chefs locaux pouvaient infliger des sanctions à ceux qui violaient la loi en entrant dans les "xirmo" ou réserves de la saison sèche.174 Chez les Pokot du Kenya, les réserves de la saison séche sont surveillées et contrôlées par le conseil des anciens et peuvent s'étendre "sur des milliers d'hectares".175

Ces réserves des Pokot étaient souvent établies sur des terres où poussaient une végétation herbacée résistante aux termites, et des amendes étaient infligées à ceux qui contrevenaient aux règlements.176

Chez II Chamus du Kenya, deux types de réserves de la saison sèche ("karantili" et "kapkelelwa") sont utilisées successivement en fonction des décisions des anciens.177 Il existe des réserves pour la saison sèche dans chaque quartier Masaï de la région de Meruishi: une "dokoya unkishu" qui est utilisée jusqu'au milieu de la saison sèche, et une "enkaroni" qui n'est utilisée que vers la fin de la saison sèche. Les anciens des régions environnantes décident à quelle date ouvrir les réserves et prennent les mesures nécessaires pour qu'aucune habitation permanente ne soit construite sur ces terres.178 Chez les Kikuyu, les terres en jachère peuvent être interdites au pâturage en plaçant des bornes caractéristiques au long des limites territoriales.179

Tous les ans, les Basotho du Botswana réservent une portion de leurs terres de pâturage (il s'agit souvent de la même zone) qu'ils laissent reposer pour obtenir du chaume et pour faire paître au printemps les vaches laitières et les bêtes de trait.180 Ces réserves sont appelées "maboella". Cette décision, qui est prise par le chef du village, dépend des pluies, de l'état des animaux, et d'autres facteurs; elle est annoncée lors d'une assemblée du village ("kgotia"). Un agent, "modisa", est nommé gardien de la "maboella"; il est chargé de capturer tout animal trouvé à l'intérieur d'une réserve, mais les membres de la commuanuté sont tous responsables de signaler les violations au chef.181

Nous avons trouvé quelques exemples de groupes qui réservent certaines zones uniquement pour les périodes de sécheresse, par exemple, les Rendille du Kenya.182 Les Touareg avaient des "domaines" dans le sud, cultivés par des paysans; ceux-ci leur payaient un tribut et réservaient en outre les pâturages à leur intention en période de sécheresse.183 Les Tilemsi de Niafounke au Mali avaient jadis un système de réserves pour les périodes de sécheresse, mais il semble que les éleveurs l'ont abandonné parce que les pâturages ont été envahis par des plantes toxiques184; cela est peut-être dû à une période trop longue de repos.

Un nombre limité de groupes mettent en défens les parties dégradées d'un parcours pour leur permettre de se régénérer. Au Burkina Faso, les chefs pouvaient interdire certains points d'eau ou certains puits après une période d'utilisation intensive, jusqu'à la régénération des pâturages voisins.185 Les Berbères du Maroc interdisent les zones très dégradées pour en permettre la régénération.186

On a noté dans quelques cas l'existence de micro-réserves. Les Gabra du nord du Kenya disposaient d'endroits sacrés, souvent situés au somment d'une montagne, qui appartenaient aux différentes "phratry" ou sous-tribus et étaient utilisés pour les cérémonies d'initiation des groupes d'âge tous les 14 ou 21 ans. Les pâturages situés autour de ces endroits sacrés appartenaient aux sous-tribus et n'étaient utilisés que lors des cérémonies.187 Les Foulani Macina réservent une partie des parcours communaux pour les vaches allaitantes188; d'après le code Dina, les ménages ont le droit d'interdire en permanence l'accès aux petites parcelles de delta (bourgou) autour de leurs habitations qui sont utilisées comme pâturage pour les bêtes de trait et les vaches en lactation.189 De même, les populations agro-pastorales Songhay du village de ] réservent toujours les terres comprises dans un rayon de 3 à 4 km autour du village pour y mener le bétail pendant la saison des pluies.190 Les Masaï réservent une partie du parcours autour de chaque habitation ou d'un ensemble d'habitations, appelé "olopololi" comme pâturage pour les animaux les plus jeunes. La surface en réserve varie selon les besoins (elle est plus vaste par exemple pendant la saison séche). Selon certains rapports, elle peut atteindre 100 à 800 hectares191; selon d'autres, elle peut avoir un rayon de 5 km.192 Dans la région de Meruishi du District de Kajiado, l'olopololi représente jusqu'à 20 pour cent des terres de parcours.193 Chez les Touareg de Gourma, la zone située entre le camp de résidence (réservé aux vaches en lactation) et les mares naturelles est complètement interdite au pâturage pendant la saison sèche, et le troupeau principal doit rester derrière le troupeau laitier (c'est-à-dire plus loin du point d'eau).194

Les lieux sacrés sont souvent associés à différents rites, comme par exemple les cérémonies pour faire pleuvoir, les sacrifices aux totems, les esprits de la terre, et les enterrements. Ils peuvent inclure un arbre isolé ou un bosquet, des collines spéciales, des points d'eau ou d'autres éléments topographiques particuliers. Certaines activités y sont interdites aux membres de la communauté: la chasse, la cueillette, la coupe du bois, les cultures, le pâturage, etc. Dans certains cas, les membres de la communauté y plantent des arbres particuliers. Le plus souvent, ces lieux gardent pour toujours leur caractère sacré; à cause de la mobilité des populations, ils sont parfois abandonnés au bout de quelques générations. Ces zones sacrées sont généralement de dimension assez réduite par rapport à l'espace disponible, mais, dans certains cas, leur surface cumulée peut être significative (voir en CADRE 2.46). On peut même considérer qu'elles ont une fonction de banque génétique in situ pour certaines espèces locales.

2.3.4 Méthodes employées pour faire respecter les règlements

Le plus souvent il n'existe pas chez les éleveurs de "police" interne. La question se pose donc de savoir comment font-ils pour mettre en vigueur et faire respecter les règlements décrits ci-dessus. Certaines normes d'utilisation des terres sont à ce point fondamentales qu'elles semblent être acceptées à priori, considérées inviolables et respectées par tous les groupes. Elles comprennent notamment les droits du premier arrivant, les droits de préséance historique, et les droits qui découlent d'une occupation ininterrompue. Il s'agit d'un ensemble de règles que l'on pourrait décrire comme un "code éthique de l'équité", qui n'a aucun besoin d'être imposé formellement étant donné qu'il est profondément enraciné dans la culture et la morale de tous les groupes. C'est ce qu'on note par exemple chez les Tourkana212 et chez les Foulani de Yatenga.213 Toute violation à ces droits peut entrainer un conflit ou une guerre.

CADRE 2.46

Les lieux sacrés représentant les esprits de la terre, de la paix, des pluies, etc. sont utilisés pour des cérémonies et des rites. Il en existe dans de nombreuses sociétés: chez les Mbeere du Kenya ("iiri"),198 les Kamba du Kenya ("ithembo"),199 les habitants du nord du Burkina Faso,200 les Jie de l'ouest du District Tourkana (un pour chaque sous-tribu),201 les Tonga,202 et les Kikuyu du Kenya.203 II en est aussi question dans quelques rapports sur le Nigéria,204 mais les groupes ethniques ne sont pas précisés.

Des bosquets sacrés sont parfois établis aux endroits où des ancêtres ont été enterrés, surtout s'il s'agit de chefs ou de rois. Dans le sud-ouest de la Tanzanie, par exemple, les Nyakyusa plantent des arbres aux endroits où sont enterrés leurs chefs.205 Les Borana du nord du Kenya en plantent autour des tombes de leurs ancêtres et il est interdit de les couper206.

L'existence de lieux sacrés est souvent mentionnée dans les études qui, toutefois, ne précisent que rarement la surface individuelle ou totale de ces lieux. Dans les quelques rapports plus précis dont nous disposons, on note que les surfaces varient: chez les Lowili, un site tombal avait une surface d'environ 5 miles carrés.207 Dans le district de Kirinyaga il existe sur deux emplacements au moins 200 bosquets sacrés protégés par les Kikuyu. Leurs dimensions peuvent aller de 1/10 d'acre à 3 acres.208 A Mbeere, au Kenya, l'administration coloniale avait établi une liste de 100 bosquets sacrés allant de 0,25 ha. à 3 ha.209 Chez les Tallensi, "sur un chemin d'un demi-mile, il arrive de voir 2 ou 3 lieux sacrés".210 La plupart des bosquets sacrés sont protégés depuis très longtemps, mais on trouve parfois, comme chez les Tonga de la Zambie, des bosquets sacrés qui n'existent que depuis 2 ou 3 génération.211

Lorsque les règlements sont plus complexes, des procédures d'application plus ou moins officielles deviennent indispensable. Les procédures informelles font partie intégrante de la texture sociale des sociétés pastorales, lorsque le système de parenté et les droits et obligations enracinés dans leur culture peuvent en assurer la stabilité. "... les droits doivent être respectés, les devoirs réalisés, les sentiments qui unissent les membres doivent être maintenus, sans quoi l'ordre social ne serait pas maintenu et les besoins matériels essentiels à l'existence [qui sont acquis par la coopération collective] ne pourraient plus être satisfaits."214 Les "traditions locales" sont à tel point puissantes qu'aucun membre de la société ne songerait à les violer.215 La menace d'être mis au ban par la société est un instrument puissant utilisé pour assurer l'obéissance des membres et qui comprend différents degrés de réprimandes, de blâmes et de mise au ban. Les actions positives sont par ailleurs encouragées par les louanges et les récompenses. Là où les membres d'un groupe croient aux malédictions, elles sont un instrument puissant pour assurer le respect des lois. En outre, les lois qui comportent des obligations réciproques constituent des rappels constants des normes de possession, de consommation et de protection des ressources naturelles (voir en CADRE 2.47). Lorsque l'ordre social et la culture morale du groupe sont détruits, ces mesures d'application des lois perdent tout ou partie de leur force.

Chaque groupe a ses normes et ses lois, mais il est rare qu'elles soient explicitement exprimées; elles doivent être ré-interprétées et adaptées selon les circonstances. Sauf cas de dispute sérieuse nécessitant l'intervention des juges et des tribunaux traditionnels, les lois sont interprétées au jour le jour par toute personne concernée dans le but de trouver un accord unanime entre les parties. Les Tourkana ont des normes générales qui limitent l'accès à certains pâturages, mais ils se disputent sans cesse lorsqu'il s'agit de décider où imposer les restrictions, pour quelle période, et de choisir les personnes chargées de les faire respecter. A la recherche d'un accord unanime, ils s'évertuent à convaincre par des arguments persuasifs et ont souvent recours à une rhétorique complexe, soulignant le caractère exceptionnel de la situation pour convaincre les autres de la nécessité de changer les règles.223 Tous les groupes d'éleveurs ne maintiennent pas une telle souplesse et un tel individualisme dans l'application des lois. Certains, comme les Ait Ben Yacoub du Maroc, faisaient appliquer strictement les décisions du Conseil et du Chef de l'herbe.224

CADRE 2.47

D'après un rapport, la société traditionnelle africaine craint la honte plus que la misère.216 Les Masaï punissent celui qui ne suit pas de bonnes règles de gestion: ils lui font des reproches et évitent l'individu et tous les membres de sa famille.217 Chez les Foulani "des récompenses sont attribuées (parfois sous forme de louanges) pour tout résultat positif et toute réalisation des objectifs visés, et des punitions sont infligées, en général sous forme de mise au ban plus ou moins sévère par la société, en cas de transgression sérieuse des normes et en cas d'échec''.218 Chez les Kikuyu, les restrictions coutumières sur l'utilisation des terres boisées sont assez bien respectées par le biais d'un système de consensus au niveau des voisins et par l'expression de la colère collective des habitants 219 Les Boschiman Ghana accordent aux étrangers inopportuns l'autorisation d'utiliser leurs terres mais ils les excluent peu à peu du groupe par le biais d'un ostracisme social. Par conséquent, les étrangers cherchent rarement à devenir membres du groupe à moins d'avoir de bonnes raisons de s'attendre à un accueil amical.220 Les Sambourou du Kenya sont convaincus du pouvoir des malédictions et cette croyance est utilisée pour sanctionner les décisions, les punitions et le respect des lois.221 L"'altruisme réciproque", c'est-à-dire le fait de faire du bien à un autre en sachant que cela permettra de demander un service en retour, est également un instrument utile pour assurer le respect des lois coutumières.222

Le respect des lois est également assuré de manière informelle par le biais des rapports traditionnels entre le peuple et son chef. Les responsables politiques doivent répondre de leurs actions au peuple qui, bien souvent, abandonne un chef qui les opprime, n'est pas efficace, ne remplit pas son rôle de manière satisfaisante, ne fait pas respecter les lois avec fermeté et ne respecte pas lui-même les obligations sociales qui lui incombent. Les pouvoirs politiques du chef et sa capacité à faire respecter les lois dépendent de l'équilibre qu'il peut maintenir entre pouvoir et autorité d'une part, responsabilités et obligations de l'autre.225

Ainsi, la structure sociale définit la source du pouvoir nécessaire pour faire respecter les lois. Les moyens utilisés pour les faire respecter varient selon les groupes. Certains ont une "police" non-officielle, une caste de guerriers par exemple, ou des surveillants officiels qui observent les activités des membres de leur groupe et des étrangers. Cependant, ce sont le plus souvent les membres du groupe qui signalent les transgressions et les infractions. Dans certains groupes, des pénalités et des amendes sont infligées pour les infractions. Ce n'est que lorsque tous ces efforts n'aboutissent à aucun résultat que ces populations ont recours à la confrontation, au conflit et en cas de disputes entre tribus, à la guerre (voir en CADRE 2.48).

CADRE 2.48

Les chefs Touareg utilisaient souvent politiquement la caste des guerriers pour prévenir les disputes internes et pour obtenir des concessions des autres groupes. Les chefs des Il Chamus avaient recours aux membres du groupe d'âge Il Murran (les hommes de 18 à 30 ans) pour surveiller la tribu et faire respecter les restrictions traditionnelles sur les pâturages.226 Mais presque tous les groupes préfèrent compter sur la vigilance des membres plutôt que d'instituer une police officielle. Par exemple, chez les Berbères Ait Ben Yacoub, les éleveurs qui vivent presque en permanence sur les terres collectives savent très bien qui a droit de les utiliser; une transgression, qu'elle soit tolérée ou non, est remarquée immédiatement. Les agents de développement et les représentants du gouvernement insistent que les clôtures sont nécessaires car ils ne savent pas reconnaître les animaux d'un éleveur de ceux d'un autre et ne peuvent pas contester l'appartenance prétendue d'un éleveur à la collectivité.227 Les Boschiman savent que lorsque les ressources sont limitées, il est plus probable qu'une violation soit remarquée, car pour obtenir une quantité suffisante de ressources, il faut rester plus longtemps sur le territoire interdit. De plus, seules certaines zones recèlent des ressources abondantes. Le risque d'être découvert est donc plus élevé.228

Certains groupes infligent des pénalités pour toute infraction au règlement (voir section 2.2.2.4). Chez les Lowili du sud du Burkina Faso, les animaux égarés deviennent propriété du temple de la terre (le plus souvent un animal ne s'égare que si un éleveur ne respecte pas les règles convenues); leur propriétaire ne peut les reprendre que moyennant un sacrifice rituel, en offrant par exemple des céréales ou des poulets.229

Chez les Somali, les problèmes d'ordre et de discipline sont réglés par l'usage du pouvoir et les conflits.230 Les Tourkana ont recours à la confrontation physique et si nécessaire au combat pour faire respecter leurs lois. Il arrive que les combattants finissent par remettre la décision au tribunal des anciens réunis sous l'arbre du village; mais les décisions prises par ce tribunal ne sont valables que jusqu'à la confrontation suivante, et il est possible qu'à ce moment-là un nouveau tribunal prenne une décision différente.231 Nombre de groupes, notamment les Masaï,232 sont prêts à défendre leur territoire tribal ou intra-tribal par la force si nécessaire.


Table des matières - Précédente - Suivante