Table des matières - Précédente - Suivante


2.3.2 Les systèmes de tenure et les droits sur les ressources naturelles

Les éleveurs pratiquent plus volontiers les différentes techniques de gestion décrites ci-dessus lorsque les systèmes de tenure et les droits sur les ressources naturelles sont reconnus et respectés. Dans ce qui suit, nous allons examiner différents systèmes de jouissance ou de propriété des ressources naturelles chez les éleveurs, ainsi que les structures sociales sous-jacentes.

Les nombreuses études sur la propriété des ressources naturelles (terre, eau, arbres, autres plantes sauvages, animaux sauvages, etc.) réalisées récemment, ont contribué à mettre en lumière l'importance du droit de propriété, quelle que soit sa forme, pour la gestion des ressources naturelles. Le "régime de possession" des ressources peut avoir différentes définitions: droit de propriété exclusif et entier sur les ressources; droit de les utiliser sans les posséder (droit de jouissance, ou usufruit); ou bien une combinaison de ces deux types de droits. Le droit de propriété comprend le droit d'utilisation des ressources (faire-valoir) ainsi que le droit de fixer les modalités de leur utilisation par les autres. Les ressources peuvent appartenir à l'individu ou à la communauté. "régime de possession collectif" signifie que la jouissance des droits n'est pas limitée à un seul individu; elle appartient collectivement à la communauté.38 Le régime de possession n'est pas toujours collectif, et les modes de faire-valoir ne sont pas les mêmes pour toutes les ressources.

2.3.2.1 Les droits fonciers sur les parcours. Un des mythes les plus tenaces de notre époque est celui de "la tragédie des terres collectives" ou des "communaux", énoncé à l'origine par G. Hardin en 1968. Dans sa forme la plus simple, il postule que lorsque la propriété des terres est collective, l'individu n'a aucune raison d'en réduire ou d'en limiter l'utilisation; la surexploitation et l'abus des ressources sont donc inévitables. Ce principe a été associé à tort aux terres de propriété collective; en fait, il ne s'applique qu'aux terres "libres d'accès", c'est-à-dire sur lesquelles il n'existe aucun contrôle social ou collectif.39 Dans la plupart des systèmes traditionnels, les terres appartenaient toutes soit à des individus soit à la communauté. Le principe des terres "inoccupées" ou "non dévolues" a été introduit par les autorités coloniales qui l'ont appliqué notamment aux parcours et aux terres boisées; en effet, étant donné que les cartes de ces régions avaient été dressées sur la base d'enquêtes menées pendant une seule saison, les éleveurs en transhumance n'avaient pas été inclus dans l'enquête.40 Certaines régions donnaient effectivement l'impression d'être inoccupées, dans le sens qu'il n'existait sur elles aucune revendication permanente; cependant, elles étaient souvent considérées comme se trouvant dans la sphère d'influence de certaines tribus, ou faisaient l'objet de conflits ou de guerres d'expansion entre tribus voisines. Par exemple, dans la région des Touareg et des Foulani du nord du Burkina Faso, certains territoires appartenaient manifestement à l'une ou l'autre tribu; mais dans les zones limitrophes, quelques territoires faisaient sans cesse l'objet de disputes.41

En général, la propriété des ressources naturelles correspond au niveau d'organisation sociale le plus élevé (tribu ou royaume) reconnu par le groupe; elles sont ensuite réparties aux niveaux inférieurs d'organisation sociale selon des systèmes de distribution très complexes. A un niveau donné de la hiérarchie socio-politique, les ressources naturelles ne sont plus distribuées; elles appartiennent aux individus de ce niveau, ou sont contrôlées par eux. Ce niveau socio-politique "le plus bas" peut être individuel ou communautaire et semble varier considérablement de société à société, tout au moins en ce qui concerne les routes de passage et les parcours. Les quelques renseignements que nous avons pu obtenir sur les routes de passage indiquent que le niveau le plus bas peut être une sous-tribu, comme chez les Touareg du Niger42 et les Quaddai du Tchad,43 un lignage, comme chez les Bor Dinka de Kongor,44 ou des unités d'élevage, comme par exemple chez les éleveurs arabes du Tchad central (Khozam, Ouled Himet, Ouled Zioud, etc.). Chez ceux-ci, les unités d'élevage contrôlent les routes de passage ("mukhal") qui ont plusieurs kilomètres de large et comprennent des points d'eau et des marchés.45

Certains auteurs en sont arrivés à la conclusion que les parcours sont généralement attribués au niveau des tribus ou des sous-tribus, tandis que les droits sur les points d'eau sont attribués au niveau des clans et des sous-clans, car ils exigent des réparations fréquentes, sont utilisés constamment et font l'objet d'une concurrence acharnée.46 Cependant, d'après les documents que nous avons étudiés, les parcours sont répartis parmi un si grand nombre d'unités sociales inférieures qu'il est impossible de généraliser. Ces niveaux comprennent des groupes de parents (tribu, sous-tribu, segment, clan, famille élargie et famille nucléaire), des associations géographiques ou politiques, et des personnes liées par contrat à des cultivateurs locaux propriétaires de terrains (voir en CADREs 2.37 et 2.38). Dans la plupart des cas, le niveau social le plus élevé (c'est-à-dire la tribu) retient le droit de propriété sur la terre et n'accorde que le droit d'usufruit aux niveaux inférieurs. Dans certains cas, la tribu peut en théorie changer la répartition des terres, mais le plus souvent les droits établis aux niveaux inférieurs sont connus, constants, inaliénables et basés sur des précédents historiques.

CADRE 2.37

Les droits fonciers et les liens de parenté

Chez quelques groupes d'éleveurs, les droits sur les parcours sont collectifs et concentrés au niveau socio-politique supérieur, c'est-à-dire la tribu; ils ne sont pas répartis parmi les niveaux inférieurs. En principe, tous les membres de la tribu ont ainsi les mêmes droits aux terres de la tribu; il incombe au chef de la tribu ou au roi d'assurer à tous suffisamment d'eau et de pâturage, ainsi qu'une protection contre les intrus. Citons, par exemple, les Lozi du sud de la Zambie et du nord du Zimbabwe,47 les Ila vivant au sud-ouest des Kafue Flats dans le sud de le Zambie,48 et les tribus de Bédouins éleveurs de chameaux dans le nord de l'Arabie Saoudite où chaque tribu dispose de son propre pâturage d'hiver, d'un point d'eau permanent pour l'été et d'un marché urbain.49

Les modes de tenure collective des parcours sont plus fréquents au niveau des sous-tribus qu'au niveau des tribus, et plus encore aux niveaux inférieurs. Les Hottentots d'Afrique du Sud partageaient leurs parcours au niveau des sous-tribus et chaque sous-tribu avait des pâturages différents pour la saison des pluies et pour la saison sèche.50 Chez les Shona du Zimbabwe, le chef de la tribu assigne à chaque sous-tribu une "sphère d'influence" qui comprend une partie de brousse et une partie de terre cultivable. Les deux types de terre sont géographiquement séparés, mais à cause de la culture itinérante, les terres de culture ont la priorité dans la procédure d'allocation. Les droits sur les pâturages et sur les arbres appartiennent au sous-groupe entier, mais la priorité est accordée à l'utilisateur du moment.51

Des cas de partage des parcours entre sections, segments et fractions de tribus ont été enregistrés. Ainsi, chez les Dinka de Kongor, chaque section (qui comprend plusieurs clans) a ses propres camps pour le bétail et ses propres zones de pâturage52. Chez les Turkana, tous les membres d'une sous-section ont les mêmes droits d'accès aux ressources fourragères à l'intérieur de leur territoire.53 Chez les Nuer, chaque segment de tribu (qui comprend plusieurs lignages) a ses propres terres bien distinctes et séparées des autres par des terres inoccupées54; mais certains grands lignages finissent par être associés à des territoires particuliers.55 Chez les Ait Ben Yacoub du Maroc les parcours sont divisés non officiellement entre quatre sous-fractions, conformément à la coutume qui veut qu'on ne conduise pas le bétail près des habitations et des camps des autres. Les lignes de démarcation des territoires des sous-fractions sont plus vagues et moins régulières que celles des fractions, et sont souvent cause de litiges.56

La propriété collective est plus fréquente au niveau du clan et du sous-clan qu'aux niveaux supérieurs. Citons par exemple les Samburu,57 les Suiei Dorobo du Kenya qui pratiquent l'apiculture et élèvent les moutons et les chèvres,58 et les Touareg. Chez les Touareg des montagnes d'Ahaggar en Algérie, chaque clan a ses propres parcours, à l'exception du clan dominant (Kel Ghela) qui a le droit d'utiliser les parcours de tous les autres. Le chef, "amenokol", répartit les parcours entre les clans qui lui payent à leur tour des redevances.59 Les Somali sont subdivisés en 6 "familles de clans", ou groupes de clans, chacun ayant à sa tête un sultan dont les fonctions sont essentiellement liées aux cérémonies, mais ils n'ont aucun système d'administration centrale. Chaque famille de clans a son propre territoire, qui peut être tracé sur une carte. Dans chaque famille de clans, chaque clan a son propre territoire, mais au niveau social suivant, les lignages ont des territoires communs qui se chevauchent en partie.60 Chez les Zaghawa du Tchad, les parcours appartiennent en commun à tous les membres de la tribu, sauf pendant la saison sèche; les pâturages sont distribués après la récolte par un conseil du clan ayant pour principe de ne pas trop rapprocher les troupeaux afin d'éviter de confondre les animaux.61

Le régime de propriété collective le plus typique pour les parcours est probablement celui des lignages. On trouve ce système chez les Madi, populations agro-pastorales du nord-ouest de l'Ouganda,62 et chez les Serer du Sénégal et les Luo du Kenya.63 Chez les Kikuyu du Kenya, un conseil des anciens du clan contrôle les terres communes et procède à tous les arbitrages entre lignages. Le "muramati" est un notable choisi sur la base de ses qualités, qui distribue et contrôle ces terres.64 Chez les Kikuyu, les territoires des lignages ne sont pas nécessairement contigus, comme le sont les unités politiques. Ils déterminent cependant le mode d'utilisation des terres. Chez les Mbeere du Kenya, les lignages peuvent avoir des droits de propriété sur certaines parties de la brousse, mais le reste appartient collectivement à tous les Mbeere.65

Ensuite, la forme la plus commune d'occupation des parcours se situe au niveau du groupe de familles ou des familles élargies, qui coïncide souvent avec l'unité d'élevage. Citons par exemple les Bédouins de la côte nord-ouest de l'Egypte,66 les Mbanderu Herero du nord du Botswana67 et les Boschiman du Kalahari qui ont des territoires distincts pour chaque groupe de 3 ou 4 familles.68 Chez les Pokot du Kenya, le parcours, ainsi que les droits sur les points d'eau et l'endroit où se réunissent les notables du groupe, "kokwo" est subdivisé entre groupes de ménages; ce sont eux qui prennent les décisions concernant les mouvements des troupeaux et autres questions importantes.69 Les Masaï répartissent les parcours selon les structures politiques, "olosho", qui correspondent à des sections de tribu constituées sur la base du système des groupes d'âge.70 Cependant, c'est le "boma", association des ménages avec à sa tête un conseil des anciens, qui détient en réalité le pouvoir de décision.71

II est rare que le ménage ou la famille ait des droits fonciers sur les parcours, mais on a noté des cas, où chaque ménage ou même chaque famille nucléaire détenait des droits sur un territoire bien précis. Citons, par exemple, les Afar en Ethiopie,72 et les Kasena chez qui les droits fonciers du ménage sont transmis en héritage à la génération suivante.73 Chez les Ngwato Tswana, chaque village se divise en secteurs appelés "dinaga".74 Les chefs de secteur distribuent aux ménages des terres pour leur habitation, pour les cultures et pour le pâturage. En outre, il existe des terres de pâturage "royales" où seuls les troupeaux du chef principal (et ceux de ses pasteurs et des membres de leur lignage) peuvent paître.75 Chez les Turkana du nord, chaque ménage a des droits de propriété sur un terrain en bordure du fleuve, "ere", où se trouvent des puits permanents. Ces terres sont transmises de génération en génération; les étrangers doivent obtenir une autorisation pour les utiliser.76 Dans le sud-ouest de l'Angola, les populations agro-pastorales sont divisées en communautés, dont chacune prétend avoir des droits sur des territoires définis, parfois de manière plutôt vague, et appelés "tchilongo". En outre, chaque ménage de la communauté possède de 7 à 10 hectares de terre privée, partagés en terres cultivées, habitation et pâturages privés, "ongole", utilisés par le troupeau de la famille pendant la saison sèche.77 Chez les Kamba de Machakos au Kenya, les terres sont distribuées aux ménages par le conseil des anciens de l"'utui". L'utui est fondé sur la proximité des ménages (il s'agit donc d'une unité géographique) plutôt que sur les liens de parenté. Les terres en jachère appartenant à une famille Kamba ne peuvent être utilisées pour le pâturage que par cette même famille ou par les personnes du même lignage. En outre, il arrive que certains pâturages soient utilisés exclusivement par un individu ou un lignage particulier. Ces pâturages privés sont appelés "kisese"; pour créer un "kisese", un ou plusieurs éleveurs construisent et occupent un poste d'élevage; les terres autour de ce poste sont alors réservées à l'usage exclusif de ces éleveurs. Le conseil des anciens fixe le nombre de "kisese" et l'espace occupé par chacun d'eux.78

Les membres de certains groupes semblent ne reconnaître aucun système foncier formel sur les parcours. Il est cependant difficile de savoir, si les études en question se réfèrent à des droits établis à des niveaux inférieurs à celui de la tribu ou bien à l'existence d'un système foncier quel qu'il soit. D'après ces études, l'utilisation des terres dépend généralement des droits sur les puits, comme c'est le cas chez les éleveurs qui vivent au Soudan à l'ouest du Nil Blanc, 89 et chez les Touareg Kel Adrar de Kidal au Mali.90 Dans de rares cas, quand les éleveurs sont arrivés depuis peu dans la région, les droits fonciers sont régis par des règles de priorité informelles telles que la préséance, le droit du premier arrivant; c'est ce que font les Touaregs, les Bella et les Foulani du nord-est du Burkina Faso.91 Le droit de préséance est appliqué également chez les Baggara et les Kababish du Soudan, déjà établis depuis longtemps; cependant, si les terres ne sont pas suffisantes, un chef local puissant s'efforce parfois d'arbitrer et d'attribuer des droits; il arrive aussi que les éleveurs procèdent par tirage au sort et même parfois qu'ils se battent pour ces droits, qu'ils soient temporaires (annuels) ou permanents.92

CADRE 2.38

Régimes fonciers basés sur d'autres unités socio-politiques.

Tous les régimes fonciers s'appliquant aux parcours ne sont pas basés sur les liens de parenté; souvent ils sont fonction de la proximité géographique. Cela est particulièrement vrai pour les régimes fonciers prévoyant la jouissance au niveau des ménages (voir en CADRE 2.37) là où le haut degré de mobilité des familles fait que la composition des unités d'élevage varie souvent. Par exemple, les Foulani du Fouta-Djalon, en Guinée, ont un territoire commun appartenant au village et appelé "leydi".79 Un système analogue est en vigueur chez les Foulani Mbororo du nord du Nigéria.80 Les Lahawin du Soudan accordent des droits sur les parcours à chaque campement établi pendant la saison sèche ("mashaikh"), qui constitue aussi une unité politique.81 Comme nous l'avons signalé plus haut, les Boschiman du Kalahari ont des territoires distincts pour chaque groupe de familles formant un seul campement de base. D'habitude, les terres passent de père en fils, mais souvent, les droits ne se maintiennent pas sur plus de deux générations à cause des mariages et de la mobilité des individus entre différents camps82; il s'ensuit que le camp de base, plutôt que le groupe de descendants, constitue de fait le niveau le plus bas de la jouissance foncière collective des terres. Une contradiction analogue entre la théorie et la pratique existe chez les Kikuyu. Les terres appartenant à un seul lignage Kikuyu ne sont pas nécessairement contiguës, car la distribution dépend de la topographie locale des collines et des vallées.

Etant donné que le meilleur endroit où situer un enclos est le sommet d'une colline, chaque lignage possède aussi bien des côteaux que des vallées dans différentes chaînes de collines. Mais en fait, les animaux d'un enclos donné se promènent librement sur les terres de plusieurs lignages.83

Dans certains cas, le régime foncier est fondé sur des divisions politiques, plutôt que sur les liens de parenté ou la proximité géographique. Par exemple, les Ngoni, population agro-pastorale du sud-ouest de la Zambie, ont une organisation politique féodale avec à sa tête un roi, une famille royale, des chefs, des sous-chefs, etc. Les terres tribales sont réparties entre les chefs et les sous-chefs, dont les domaines ne sont pas nécéssairement adjacents, et il n'y a pas de pâturage spécifique associé à un village. En fait, les jeunes éleveurs des différents villages sont heureux des fréquentes querelles et batailles entre troupeaux qui leur donnent l'occasion de montrer leur force et celle de leurs taureaux.84

Les droits de pâturage sont parfois obtenus moyennant des négociations et des contrats avec les propriétaires locaux. Par exemple, pendant la saison sèche, certaines sous-tribus des Tonga du sud de la Zambie (tels que les Mwana), s'entendent avec les pêcheurs Twa, leurs voisins: les Twa réservent les pâturages aux Mwana qui leur fournissent du tabac en échange. D'autres échanges de biens (céréales et poisson contre lait et viande) contribuent également à entretenir les rapports. Chaque sous-tribu suit toujours la même route (qui lui est réservée) pour changer de pâturage d'une saison à l'autre, même en temps de guerre. Cependant, elle ne paye aux population locales aucun impôt ou redevance à titre de droit de passage.85 Dans le nord du Burkina Faso (dans le sud du Yatenga), les cultivateurs Mossi qui sont propriétaires des terres passent avec les Foulani des contrats à long terme pour les droits de pâturage pendant la saison sèche. Si les pâturages ne suffisent pas, les Foulani divisent leur troupeau et passent un nouveau contrat avec un autre village. Chez les Mossi, ce sont les "prêtres de la terre" qui décident de l'allocation des terres.86 Un système analogue est en vigueur dans le nord du Yatenga chez les Foulani et les Kurumba.87 Cependant, tous les contrats ne sont pas définis avec précision. Par exemple, les populations agro-pastorales Foulani du nord du Nigéria, qui sont entourées d'agriculteurs Hausa, obtiennent du chef Hausa local les droits de pâturage autour de leurs habitations par le biais de tributs et de dons. Bien que ces droits soient définis de manière générale, ils restent souples au niveau des détails, ce qui crée souvent des conflits entre cultivateurs et éleveurs, la plupart du temps au détriment de ces derniers.88

Les limites des territoires tribaux sont généralement précises et suivent souvent la topographie de la région. Il arrive cependant que ces limites soient vagues, sauf aux endroits critiques (les puits, les pierres à lécher, les mares, etc.). Même lorsque les frontières sont clairement reconnues et définies, les groupes sont en général assez tolérants à l'égard de ceux qui les traversent dans un sens ou dans l'autre.93 Les limites territoriales ne sont pas toujours claires et distinctes. Dans certains cas, le chevauchement entre plusieurs territoires est considérable (voir en CADRE 2.39). Enfin trop souvent, les limites territoriales traditionnelles ne coïncident pas avec les frontières nationales ou régionales modernes. Citons par exemple les populations Somali (dont une partie se trouve en Somalie et l'autre en Ethiopie), les Dinka et les Nuer (répartis entre le nord et le sud du Soudan), et les Masaï (partagés entre le Kenya et la Tanzanie).

2.3.2.2. Les droits sur les arbres, l'eau et les autres ressources. La propriété des arbres sur un parcours ou dans un champ cultivé n'est pas nécessairement régie par les mêmes règles que la propriété de la terre. En d'autres termes, les droits de propriété sur la terre ne sont pas nécessairement les mêmes que les droits sur les arbres.94 Il existe très peu de documents traitant des droits des éleveurs sur les arbres. En principe, l'éleveur est libre d'utiliser tout arbre qui se trouve sur les terres où il a le droit de faire pâturer son bétail. Par exemple, chez les Shona du Zimbabwe, les arbres appartiennent collectivement à la tribu, mais la priorité est accordée à celui qui en a déjà l'usage.95 Il existe quelques cas documentés de stricte propriété familiale. Par exemple, chez les Turkana du nord, les points d'eau et certains arbres fruitiers et fourragers qui se trouvent sur les terres du ménage ("ere") appartiennent exclusivement aux membres de la famille et passent en héritage aux fils.96 Quant aux arbres qui poussent en brousse, les Suiei Dorobo du Kenya reconnaissent la propriété individuelle et exclusive de certains d'entre eux, qui ont une valeur particulière.103 Dans certains cas, le droit de jouissance sur un arbre de brousse est un droit de facto plutôt que de jure. Par exemple, les Foulani du Sénégal du nord affirment que les arbres qui se trouvent dans le voisinage immédiat d'une exploitation agricole "appartiennent" au ménage de l'exploitant. 104

CADRE 2.39

Les Toubou du nord du Tchad reconnaissent des droits de propriété sur certaines vallées et voies de drainage.97 Les limites territoriales des tribus Shona suivent les cours d'eau, les collines et autres éléments topographiques.98 Les Berbères Ait Ben Yacoub ont des limites territoriales précises qui sont connues de tous les éleveurs et peuvent être tracées sur une carte.99 Chez les Touareg du Niger, les frontières sont vagues, sauf s'il s'agit d'éléments importants tels que les points d'eau, le sel, etc.100 Les territoires des Samburu et des Rendille se chevauchent, comme nous l'avons déjà signalé plus haut. Ce même type de chevauchement se produit parfois au sein d'une même tribu. Par exemple, chez les Touareg, à cause du système quasi-féodal et de l'intégration verticale des castes, les territoires qui appartiennent à une même caste et à un même niveau social ne se chevauchent pas et sont bien distincts; mais les terres de différentes castes se chevauchent.101 Par ailleurs, il arrive que les relations entre tribus voisines partageant les mêmes parcours ne soient pas amicales. Par exemple, les éleveurs arabes du Tchad central ont des pâturages de saison des pluies nettement délimités, mais ils partagent par nécessité les pâturages de saison sèche avec d'autres groupes ethniques, ce qui entraine souvent des litiges et des problèmes de surpâturage.102

Différents droits de propriété s'appliquent à différents types de points d'eau. Les mares naturelles appartiennent le plus souvent à l'unité sociale qui a droit de propriété sur le parcours, qu'il s'agisse d'une tribu, d'une section, ou d'un clan. A titre d'exemple, sur les territoires appartenant aux Jie et aux Turkana, les mares et les sources sont librement utilisées par tous les membres de la tribu, les premiers arrivés étant les premiers servis.105 Les Borana du sud de l'Ethiopie distinguent deux types de mares naturelles: l) "lola", ou mares de la saison des pluies, ouvertes à tous; cependant, lorsqu'elles sont situées près d'une agglomération, les habitants ont la priorité; 2) les "hara", qui sont des mares plus grandes contenant encore de l'eau pendant une partie de la saison sèche, sont parfois aménagés et améliorés, et appartiennent au clan.106 Les sources volcaniques d'eau minérale ("lahore") du nord du Cameroun appartiennent à différents clans. Les décisions concernant leur usage dépendent entièrement des chefs des clans ("lamido") qui interdisent souvent temporairement leur utilisation. Ils profitent en outre des périodes où les populations utilisent les "lahore" pour prélever les impôts traditionnels.107

Les puits appartiennent normalement à des unités basées sur des liens de parenté, mais peuvent parfois appartenir à des unités géographiques ou politiques. Le régime de propriété dépend souvent du type de puits et de sa profondeur, ainsi que de la main-d'oeuvre nécessaire pour le creuser et l'entretenir. Nous n'avons trouvé aucun exemple de puits appartenant à des unités socio-politiques supérieures, telles que les tribus et les sous-tribus. Le plus souvent, les puits appartiennent à des unités de niveau inférieur aux sous-sections et aux clans. Tant que les puits sont la propriété d'unités sociales assez larges, telles que clans ou lignages, les chefs de clan peuvent exercer un certain contrôle sur le nombre de puits creusés dans la région. Lorsque l'unité est un ménage ou une famille élargie, les droits de propriété s'appliquant aux puits et non à la nappe aquifère, il ne semble pas y avoir de système de réglementation de la distribution géographique des puits. Il existe cependant des règles non formelles réglementant la distance entre les puits et traduisant le désir d'éviter de mélanger les troupeaux. En outre, les puits profonds nécessitent beaucoup de travail et ne sont donc creusés que par ceux qui fréquentent régulièrement la région (voir en CADRE 2.40).

A l'intérieur du territoire de chaque unité sociale, tous les membres ont les mêmes droits sur les autres ressources (faune sauvage, céréales naturelles, poissons, ressources minérales, etc.). Dans quelques cas, cependant, des normes précises ont été établies: elles peuvent régir la propriété individuelle ou collective des terres et des ressources utilisées, ou bien, celle des ressources uniquement. Dans la plupart des cas, tous les membres d'une unité sociale ont le même droit d'accès aux ressources; tout au plus, ils sont obligés d'apporter des dons à leur chef. Les chefs ont parfois en matière d'utilisation des ressources des droits prioritaires, précis et officialisés (voir en CADRE 2.41).

2.3.2.3 Analyse. Droit de propriété et utilisation effective ne sont pas toujours synonymes. Plusieurs facteurs déterminent la mesure dans laquelle les membres d'une unité sociale utilisent les ressources leur appartenant. Tout d'abord, s'il est vrai qu'en théorie les terres appartiennent à l'ensemble de l'unité sociale, les droits de chaque membre sur les ressources dépendent en pratique de l'exercice constant de ces droits.

CADRE 2.40

Les subdivisions Masaï ("localités") ont droit de propriété sur les puits mais pas sur la terre; elles sont régies par un conseil des anciens.108 Chez les Zaghawa, chaque puits appartient au clan qui l'a construit.109 Les Borana ont deux types de puits permanents ("ela"): l'un profond, dans la roche mère; l'autre peu profond, dans les sables d'alluvion. Ces puits appartiennent au clan et ne changent pas de propriétaire même s'ils s'envasent et sont nettoyés par un autre clan.110 Dans la pratique, il n'est pas toujours nécessaire d'appartenir à un clan Borana particulier pour avoir accès à leur puits; l'accès dépend plutôt de négociations politiques complexes basées sur les contributions en main-d'oeuvre aux travaux de construction et d'entretien des puits.111

Il est assez fréquent de trouver des puits appartenant à des familles ou à des individus. Les droits de propriété reviennent le plus souvent à ceux qui les ont construits; c'est le cas par exemple chez les Jie et chez les Tourkana,112 les Touareg, les Bella et les Foulani du nord du Burkina Faso,113 ainsi que chez les Foulani Woodabe du Niger114 Dans ces cas-là, même si l'éleveur a des droits exclusifs sur son puits, les pâturages et la nappe ne lui appartiennent pas; en principe rien n'empêche que d'autres viennent creuser des puits à côté du sien. Même lorsqu'un puits appartient en théorie à une famille donnée, il est souvent difficile dans la pratique de refuser à d'autres le droit de l'utiliser. Ainsi, chez les Samburu, pour utiliser un puits, il faut demander l'autorisation de celui qui l'a creusé, mais un refus équivaut à une querelle. En théorie, les droits de la famille Samburu sont inaliénables tant que le puits est utilisé et entretenu. Une fois qu'il est envasé, cassé ou abandonné, n'importe qui peut le recreuser et en prendre possession.115 Chez les Tourkana, les puits appartiennent aux parents les plus proches, au sein de la lignée paternelle, de tous ceux qui ont collaboré à leur construction.116 Les puits se trouvant à l'intérieur de l"'ere" appartiennent exclusivement à la famille.117 Si en théorie, tout membre de la communauté a le droit de creuser un puits n'importe où, dans la pratique, le type de puits et la main-d'oeuvre nécessaire font que seuls ceux qui utilisent régulièrement les pâturages environnants peuvent construire des puits plus profonds118

Dans certains cas, les régimes de propriété des puits associent différents modes de faire-valoir. Par exemple, chez les Somali, les puits profonds et larges appartiennent à des clans et à des lignages; les puits plus petits appartiennent à des lignages moins nombreux ou à des individus, et leur jouissance est transmise de génération en génération. Si un puits reste inutilisé pendant un certain temps, il est recouvert d'une haie de branches épineuses portant l'emblème du clan ou du lignage. Cependant, si les propriétaires décident de quitter la région définitivement, ils abandonnent le puits et d'autres en prennent possession.119 Chez les Bambara du Mali central, les droits de propriété sur les puits dépendent des difficultés de construction; les puits profonds creusés dans les roches, ou les puits qui exigent des dépenses considérables en matériaux de construction de soutien, appartiennent au village ou au département; les puits peu profonds creusés dans le sable appartiennent à la famille qui les a creusés. Les Bambara préfèrent creuser leurs propres puits afin d'attirer les éleveurs Foulani et de négocier avec eux des contrats en leur offrant de l'eau en échange du fumier.120

Toute zone abandonnée redevient propriété collective de l'unité sociale et peut donc être utilisée par un autre membre. Chacun préfère le plus souvent rester sur les terres qu'il a appris à bien connaître; c'est pourquoi les habitants ont tendance à occuper en permanence les mêmes terres et à les gérer comme si elles leur appartenaient. Ensuite, une terre quelconque appartenant à une unité sociale donnée, n'est utilisée chaque année que par une fraction des membres de l'unité sociale, ceci en raison des distances, des autres ressources et autres terres disponibles, de l'évolution des besoins, etc. Il s'ensuit que la pression réelle sur les ressources n'est pas aussi forte que l'on pourrait supposer (voir en CADRE 2.4).

Comme on l'a vu, les droits de propriété sur les ressources existent et sont reconnus d'une tribu à l'autre. Cependant, en l'absence de titres officiels ou d'accords formels entre tribus, le droit de propriété doit être sans cesse exercé et défendu contre les intrus et les usurpateurs. Plusieurs facteurs déterminent le contrôle sur les ressources: tout d'abord leur valeur, et leur facilité d'obtention. Ensuite, les droits sont exercés et défendus avec plus ou moins de vigueur selon la fréquence avec laquelle les ressources sont utilisées, notamment pour ce qui est des territoires permanents autour des habitations et des agglomérations. Enfin, le contrôle sur les territoires dépend du pouvoir politique de chaque tribu, de ses rapports avec les tribus voisines et de son organisation sociale interne. Les guerres et les raids ont souvent obligé les éleveurs à surveiller de plus près leur territoire, ce qui a peut-être eu pour conséquence une meilleure protection de l'environnement. Les alliances politiques jouent également un rôle important dans l'attribution des droits de pâturage et des droits fonciers sur la terre. Pour établir et maintenir de bons rapports avec les populations locales, les éleveurs paient des tributs sous forme d'impôts ou de dons. Toutes ces coutumes ne sont pas limitées aux rapports entre tribus, mais s'appliquent également au contrôle des ressources à l'intérieur de chaque tribu. Les limites sont souvent plus floues à l'intérieur d'une tribu qu'entre tribus différentes, et la jouissance effective d'un terrain dépend des rapports existant entre les unités sociales voisines ainsi que de la mesure dans laquelle la hiérarchie socio-politique est capable de faire respecter les lois. Bien souvent, un éleveur voulant utiliser un terrain, ou même obtenir l'autorisation de l'utiliser, n'en fera rien s'il n'est pas en bons rapports avec le propriétaire et s'il pense que l'accès au terrain lui sera probablement refusé (voir en CADRE 2.43).

CADRE 2.41

Chez les Lele de l'ouest du Burkina Faso, tous les membres de la tribu peuvent librement faire paître leur bétail et cultiver la terre à l'intérieur du territoire de la tribu sans demander d'autorisation. Cependant, la faune sauvage appartient à des villages particuliers et les étrangers, même s'ils font partie de la tribu des Lele, n'ont pas le droit de chasser sans autorisation.121 Chez les Dorobo Suiei, les pâturages appartiennent aux clans ou aux sous-clans; cependant, chaque individu a droit de propriété sur les arbres qu'il utilise pour l'apiculture, ainsi que sur la terre qui les entoure.122 Les chefs locaux exerçaient souvent en Afrique un contrôle sur la pêche et imposaient diverses mesures de protection.123

Les groupes d'éleveurs qui sont tributaires de la récolte de céréales naturelles pour une part importante de leur alimentation appliquent souvent un régime foncier particulier aux terres où poussent ces céréales. Ainsi les Zaghawa par exemple, distribuent ces territoires entre différents villages selon des droits de préséance fixés par les ancêtres. Au sein d'un village donné les femmes n'ont pas de titre officiel et exclusif sur un territoire précis, mais par l'utilisation constante de ce même territoire d'année en année, elles gardent leur droit de préséance. Si elle trouve une autre personne en train de récolter les céréales sur ce territoire, elle a le droit de la renvoyer (mais elle n'a pas droit aux céréales déjà récoltées); en fait, dans ce cas, elle aura plutôt tendance à choisir un autre endroit pour éviter une querelle.124 Les Teda du Tibetsi distribuent chaque année aux différents clans les wadis où poussent les céréales sauvages. Ils n'attribuent aucun droit permanent, comme font les Zaghawa, mais les rites associés à cette distribution sont plus importants et la surveillance de la part de la communauté est plus stricte.125

Dans d'autres cas, les modes de faire valoir des terres et des ressources qu'elles portent sont différents. Par exemple, chez les Touaregs du Niger, la récolte de Panicum laetum pour la consommation alimentaire revient au ménage, au groupe ou à la fraction propriétaire de la terre; mais les graines de Cenchrus biflorus peuvent être récoltées n'importe où et par n'importe qui.126 Cela est peut-être dû au fait que ces dernières sont plus abondantes et de moindre valeur. Les Tonga ne reconnaissent pas de droits sur le miel ou sur les plantes sauvages qui se trouvent sur les terres privées.127

Généralement il n'existe pas de droits sur le chaume utilisé pour recouvrir les maisons. Seuls les Tiv du Nigéria septentrional ne peuvent employer à cette fin que le chaume provenant de leurs propres champs en jachère.128 Même lorsque les ressources sont mises librement à la disposition de tous les membres d'une unité sociale, tous n'ont pas les mêmes droits. Dans certains cas, les chefs et les rois ont droit de préséance. Par exemple, chez les Tallensi du nord-est du Ghana et du sud-ouest du Burkina Faso, les poissons les plus grands et certains morceaux du gibier chassé ou trouvé mort sont destinés d'abord au chef et ensuite au chasseur. Les animaux égarés et retrouvés dans la brousse, ainsi que tout objet en cuivre ou en laiton trouvé dans la brousse ou sur un champ sont également offerts au chef.129

CADRE 2.42

Chez les Masaï, les droits d'usufruit de chaque famille sont maintenus par l'utilisation constante des mêmes terres; en conséquence, les gens gèrent la terre comme si elle leur appartenait. En outre, leurs droits ne sont assurés qu'en fonction de leur réelle participation au sein de la structure que constitue leur groupe d'âge.130 On a noté des normes semblables chez les Dinka de Kongor.131 Pour maintenir leurs droits, surtout sur les postes de bétail à usage exclusif, les Kikuyu sont obligés de fournir des preuves d'utilisation constante: présence de bétail, visites fréquentes, et remplacement régulier des bornes marquant les limites de leurs terres.132 Les Touaregs du Niger reconnaissent le droit de propriété de facto sur un camp entouré d'un pâturage (dont la surface minimale n'est pas spécifiée), à celui qui l'aurait utilisé pendant 4 années consécutives.133

Certains groupes de Boschimans, tels que les /Gwi, ont des territoires atteignant 10.000 km carrés (soit un diamètre de 110 km), dont seule une petite portion est exploitée intensivement chaque année. Le reste est utilisé pour suivre les migrations de la faune ou comme réserve pour les périodes de famine.134 Les Berbères du Maroc interdisent l'accès à certains pâturages pendant une partie de l'année ("agdal"), pour préserver le fourrage et en assurer une utilisation équitable par les éleveurs; mais en réalité, moins de 10 pour cent de ceux qui y ont droit envoient effectivement leur bétail dans ces pâturages.135

A cause des variations considérables dans la distribution spaciale des ressources, tout éleveur peut avoir tôt ou tard à pénétrer sur les terres d'autrui. Pour cela, un étranger doit d'abord obtenir une autorisation. Le plus souvent, celle-ci est accordée si les rapports sont bons entre ces éleveurs et si le bétail n'a pas de maladie contagieuse, à condition que le fourrage et l'eau soient disponibles en quantités suffisantes. En période difficile, l'autorisation est généralement accordée mais il est entendu que l'étranger s'en ira le plus vite possible. Parfois, des tributs ou des dîmes sont exigés, sous la forme, par exemple, d'une contribution en main-d'oeuvre à l'entretien des puits ou à d'autres travaux d'aménagement (voir en CADRE 2.44).


Table des matières - Précédente - Suivante