Table des matières - Précédente - Suivante


2.2.2 la gestion des parcours

La plupart des experts en gestion des parcours qui ont fait leurs études dans un pays occidental pensent à tort que l'éleveur africain ne fait pas de "gestion des parcours", mais exploite tout simplement les ressources naturelles. Nous allons montrer dans cette partie du chapitre que l'éleveur africain, grâce à ses connaissances et en jonglant avec les ressources dont il dispose, gère les parcours tout comme le "rancher" américain ou australien.

2.2.2.1 Utilisation des parcours: mobilité, rotation et mise en défens. On peut distinguer plusieurs catégories d'éleveurs: ceux dont les animaux ont une mobilité totale ou partielle, comme les transhumants et les populations agro-pastorales sédentaires qui envoient leur bétail en transhumance pendant la saison sèche, et ceux dont le bétail reste en pâturage aux environs du village toute l'année. Le bétail de cette deuxième catégorie rentre le soir au village, ou reste à la périphérie des pâturages du village pour de brèves périodes. Par contre, le premier groupe se déplace généralement vers des pâturages plus éloignés, et traverse souvent pour y arriver des terres appartenant à d'autres.

Presque tous les groupes mobiles pratiquent la transhumance sous une forme ou sous une autre, c'est-à-dire qu'ils passent d'un pâturage donné à un autre de manière saisonnière. Certains, mais pas tous, suivent toujours le même chemin pour aller d'un pâturage à l'autre; en conditions normales, presque tous vont chaque année dans la même région. L'endroit précis peut varier d'année en année, mais le territoire reste le même. Cela est également vrai pour les "nomades", dont on croyait qu'ils étaient complètement opportunistes, et qu'ils n'avaient ni calendrier ni emplacements fixes pour leurs mouvements ou leurs pâturages.58

La stratégie de la mobilité est l'un des moyens les plus avisés et les mieux adaptés pour satisfaire les besoins du bétail dans un milieu toujours variable. Elle exige de vastes parcours, ce que la plupart des populations obtiennent en mettant en commun les droits territoriaux et par des alliances entre voisins (voir section 2.3.2 ci-dessous). Les modes de mobilité varient considérablement, et la stratégie qu'un éleveur adopte à un moment donné peut ne pas coïncider avec celle des autres membres de son groupe, selon les disponibilités en main-d'oeuvre, la composition de son troupeau, et les conditions sociales et environnementales (voir en CADRE 2.19).

CADRE 2.19

La mobilité de l'éleveur varie selon les exigences du milieu. Les Wodaabe du Nigéria distinguent plusieurs types de mobilité: partir pour la saison sèche ou pour la saison des pluies; aller aux pâturages de la saison sèche ou à ceux de la saison des pluies; revenir des pâturages de la saison sèche ou de ceux de la saison des pluies; se déplacer çà et là dans une région limitée; l'émigration proprement dite; les courants migratoires.59 Ces derniers sont les mouvements qui modifient peu à peu les limites territoriales d'un groupe donné sur plusieurs générations; ils sont le résultat de pressions écologiques et politiques et ils ont pour effet de réduire ou d'élargir le territoire ou simplement de le déplacer latéralement. Les Foulani fournissent un excellent exemple de ce genre de déplacement: au cours des siècles, ils ont peu à peu traversé le Sahel. Les Somali de la région de Bay utilisent plusieurs modes différents de mobilité: 1) le mot "laal" indique une situation où la famille ne dispose pas de surplus de main-d'oeuvre et possède un petit troupeau: elle garde les jeunes animaux au village, et laisse les vaches libres et non gardées au pâturage. Les éleveurs sont parfaitement conscients des inconvénients de cette méthode: des pertes lorsque les animaux s'égarent (ou à cause de prédateurs ou de voleurs), une alimentation moins bonne à cause du surpâturage de l'espace autour de la maison. Les éleveurs avec des troupeaux nombreux n'approuvent pas cette méthode. 2) une brève transhumance pendant les pluies et le début de la saison sèche suivie d'un retour au village où le bétail est alimenté avec les résidus des récoltes; 3) une longue transhumance entre différentes zones écologiques, qui exige parfois une division du troupeau et de la famille pour satisfaire les besoins du bétail et les besoins en lait des enfants.60

Les études sur les déplacements des éleveurs se contentent le plus souvent de donner une description assez générale des grands mouvements saisonniers, avec cartes à l'appui.61 Les recherches récentes s'intéressent de plus en plus aux critères qui déterminent les déplacements d'un pâturage à l'autre au jour le jour.62 Il est évident que pour l'éleveur, la quantité et la qualité de l'eau et du fourrage, et la mesure dans laquelle sont satisfaits les besoins de son troupeau demeurent les facteurs déterminants. Cependant, d'autres critères vont également intervenir dans ses décisions: par exemple, la présence de pierres à lécher, les conditions du sol, d'autres aspects du milieu (la rosée, la chaleur excessive ou l'absence d'ombre), le souci d'éviter les parasites ou les régions contaminées, le désir de protéger les champs cultivés, la proximité des marchés, la disponibilité de main-d'oeuvre, les rassemblements culturels, les limites territoriales, et les rapports avec les voisins (surtout en cas d'alliances ou de conflits). Certains facteurs sont spécifiques à une région donnée, comme par exemple le flux et le reflux des inondations dans les vastes dépressions du delta du Niger ou du Sud au Soudan; la présence d'animaux sauvages, à la fois prédateurs et concurrents; les raids et les guerres entre groupes voisins qui sont encore assez répandus en Afrique orientale. En outre, les mouvements des populations agro-pastorales sont déterminés par l'emplacement de leurs terres cultivées et le calendrier des cultures (voir en CADRE 2.20). Assez récemment encore, nous pensions que les nomades erraient sans but à travers les parcours; nous comprenons mieux la logique sous-jacente aux mouvements des populations pastorales. D'année en année, les nombreux critères qui déterminent ces décisions peuvent varier pour chaque famille, en fonction de l'évolution des conditions sociales ou environnementales. Cela laisse aux éleveurs une souplesse qui leur permet de faire face aux défis de l'environnement et de pourvoir à leurs besoins essentiels. Aux yeux des agents de développement et des fonctionnaires publics, cette souplesse peut paraître illogique, et manquer de cohérence et de rationalité. Il importe de mettre fin à ce genre de mythe, en étudiant plus à fond les critères de gestion.

CADRE 2.20

Dans les décisions qu'ils prennent chaque jour, les éleveurs et les propriétaires de bétail mettent en permanence en regard besoins et informations disponibles. Ils expriment clairement leurs préférences pour certains pâturages: par exemple, les Wodaabe du Niger préfèrent les régions où le fourrage est abondant et a plus de feuilles que de tiges, et où l'eau est "amère" et non boueuse.63 Il est rare cependant de trouver des conditions idéales et les choix qu'ils font représentent souvent un compromis64 entre un pâturage où le fourrage est bon mais l'eau mauvaise, et vice-versa; entre une région déjà surexploitée mais non contaminée ou une autre, rarement utilisée mais infestée de mouches tsé-tsé; entre la possibilité de rester avec d'autres éleveurs (pour une meilleure protection contre les prédateurs) ou d'aller seul à la recherche de nouveaux pâturages; entre le retour aux champs cultivés avant la récolte ou un séjour prolongé dans des pâturages de bonne qualité mais lointains.

L'éleveur agit de manière à profiter au maximum du présent tel qu'il est et de l'avenir tel qu'il le prévoit.65 Par exemple, pour choisir entre un endroit proche des pierres à lécher et un bon pâturage pour la saison sèche, les Samburu tiennent compte de la composition du troupeau: les ovins et les caprins ont besoin de plus de sel, et lorsqu'ils sont nombreux le camp est établi près des pierres à lécher; si le troupeau comprend un nombre important de bovins, l'éleveur choisit plutôt le bon pâturages.66

La gestion pastorale de l'espace traduit deux tendances opposées: le désir de se regrouper pour des raisons sociales, politiques et de protection, et la nécessité de se séparer pour des raisons écologiques.67 Ainsi les Foulani Wodaabe avaient l'habitude de camper et de faire paître leurs troupeaux ensemble pour mieux se défendre; depuis la pacification imposée par les autorités coloniales, ils sont libres de se séparer68 et d'utiliser des pâturages jamais utilisés auparavant.69 Chez les Somali, certains facteurs socio-politiques sont parfois importants: par exemple, la compétence en matière de gestion, le caractère, la réputation, la situation économique des ménages qui s'entraident, ainsi que les règlements des groupes d'âge, les amitiés et les obligations sociales et les conflits.70 Les déplacements des hommes et du bétail peuvent dépendre chez les Turkana des prévisions d'un devin qui annonce parfois des catastrophes locales telles que des raids ennemis ou des maladies.71

En Afrique orientale, les Masaï et les Turkana essaient d'arriver sur un parcours donné avant les animaux sauvages.72 Les Masaï évitent d'établir leurs camps là où le couvert végétal dépasse 10 pour cent à cause des prédateurs et des dégâts que les grands mammifères peuvent apporter aux enclos et aux habitations. Ils évitent également de camper sur des sols blancs où, disent-ils, la température est plus basse, ce qui provoque un stress chez les animaux et fait diminuer la production de lait (les scientifiques qui ont étudié ce phénomène sont du même avis, à cause du haut degré de réflectivité des sols blancs73).

Dans les régions les plus arides d'Afrique, la disponibilité en eau pose de graves problèmes pendant la saison sèche, tandis que la disponibilité en fourrage devient pendant la saison des pluies le facteur le plus important. C'est le cas, par exemple, chez les Wodaabe du Niger et du Nigéria.74 Dans les régions semi-arides et sémi-humides, la disponibilité en fourrage peut devenir le facteur le plus important au cours des deux saisons, du fait que l'eau est relativement abondante. On pourrait citer comme exemples les Foulani de Tenkodogo (dans le sud du Burkina Faso),75 et les Turkana du Kenya qui disposent d'une bonne nappe d'eau souterraine.76 Chez les Dinka de Kongor, l'approvisionnement en fourrage n'est un facteur limitant qu'à la fin de la saison des pluies (lorsque les montagnes sont surpeuplées) et pendant le première partie de la saison sèche (lorsque la nouvelle poussée des herbes pérennes est terminée).77

Les déplacements ont parfois lieu pour des raisons socio-politiques, qui ne sont bénéfiques ni à l'élevage ni aux ressources des parcours (des situations de ce genre ont été observées, par exemple, chez les Somali78). Mais ces déplacements sont généralement temporaires et ne se répètent pas d'année en année, à moins que la cause du déplacement ne persiste elle aussi. Les éleveurs sont de plus en plus souvent obligés d'adopter cette stratégie à cause de changements intervenus récemment dans leur milieu social et dans leur environnement (voir section 4.0 ci-dessous).

Sur la base des critères énoncés ci-dessus, différents groupes adoptent des modes de mobilité différents. En d'autres termes, les éleveurs prennent des décisions concernant les parcours et les pâturages, la concentration ou la dispersion, l'ajustement de la charge des parcours, la mise en défens et la rotation, la fréquence des déplacements ainsi que l'adoption de stratégies de sécheresse et de stratégies normales. La plupart des groupes transhumants qui se déplacent sur de longues distances opèrent une distinction entre les "pâturages de séjour" et les "pâturages d'accès ou de passage"79; l'utilisation de chaque type de pâturage est régie par des règles précises. Ainsi, les Touaregs du Niger suivent régulièrement les mêmes routes, qu'ils appellent "tawshit", pour retrouver les pierres à lécher.80 Pendant la saison des pluies, les Zaghawa conduisent les moutons et les chameaux au nord, vers des pâturages du Sahara, en suivant des routes parallèles mais séparées, laissant intacte une portion du parcours pour le retour.81 Chez les Foulani Macina, chaque sous-groupe suit une route de transhumance distincte, appelée "burti", qui atteint parfois 150 à 300 km.82 La distinction entre pâturages d'accès et pâturages de séjour n'est souvent pas aussi nette chez les groupes qui ne conduisent pas très loin leur bétail.

Les modalités de concentration et de dispersion des troupeaux et des camps peuvent varier. Dans certains cas, les troupeaux sont concentrés pendant la saison sèche autour de plusieurs puits permanents pour se disperser pendant la saison des pluies; c'est ce que font, par exemple, les Somali83 et les Masaï du parc national d'Amboseli.84 D'autres groupes choisissent de disperser les troupeaux pendant la saison sèche, à cause du manque de fourrage, et ils les concentrent pendant la saison des pluies lorsque l'eau et l'herbe sont abondantes; c'est ce que font les éleveurs arabes du Tchad central85 et les Turkana.86 La concentration et la dispersion peuvent aussi dépendre de facteurs socio-politiques. On remarque par exemple, chez les Turkana, les Foulani, les Kababish et les Masaï une dispersion individuelle des troupeaux supérieure à celle des Somali ou des Bédouins d'Afrique du nord; ceux-ci sont moins libres du fait que les décisions sont prises collectivement au niveau familial.87

Certains groupes réduisent leur cheptel pour ne pas dépasser la capacité de charge des terres. Le plus souvent, ils envoient le surplus de bétail dans des territoires voisins où ils ont établi des alliances (cf. les Foulani du Nigéria). Si nécessaire, ils divisent encore plus leurs troupeaux (comme chez les Touareg de Gourma au Mali88), plutôt que d'avoir recours à l'abattage.89 Chez les Tswana du Botswana, en cas de surcharge des parcours, les gardes traditionnels des parcours font appel au Kgotla (assemblée de la communauté) pour que des terres nouvelles soient ajoutées aux parcours, ou qu'un certain nombre de troupeaux soient éloignés de la région.90

La transhumance, ou le déplacement des troupeaux entre différents pâturages d'une saison à l'autre, est une forme traditionnelle de rotation des pâturages et de mise en défens.91 Les stratégies de rotation des éleveurs sont parfois plus efficaces et plus complexes que les systèmes développés par les "ranchers" à l'aide de clôtures.92 Ces déplacements présentent plusieurs avantages: 1) les pâturages de saison sèche bénéficient d'une période de repos et de croissance pendant la saison des pluies, ce qui maintient et parfois augmente la biomasse végétale; les pâturages de saison des pluies, qui ne sont pas utilisés pendant la saison sèche, gardent une bonne couverture végétale qui protège le sol de l'érosion produite par les premières pluies; ces deux effets ont pour résultat de maintenir et parfois même d'augmenter la capacité de charge des terres; 2) on trouve souvent dans les pâturages de saison des pluies beaucoup de mares naturelles; ce qui réduit pendant une partie de l'année la main-d'oeuvre nécessaire pour abreuver le bétail; 3) dans les zones de sécheresse, les pâturages affectés à la saison des pluies offrent généralement une quantité et une qualité de fourrage supérieures pendant cette époque, permettant ainsi au bétail de profiter au mieux de ces ressources (dans les régions de plus haute humidité, il en est de même pour les pâturages affectés à la saison sèche); enfin 4) une période de repos interrompt le cycle des maladies et des parasites qui s'accumulent souvent autour des puits utilisés pendant la saison sèche (voir en CADRE 2.21).

CADRE 2.21

Les recherches sur les Kababish,93 les Rendille,94 les Pokot les Turkana,95 les Foulani du nord du Sénégal,96 et les éleveurs des steppes algériennes97 ont fait ressortir des stratégies complexes de rotation. Les Masaï ont élaboré des systèmes complexes de succession des pâturages (rotations et alternances); ils élargissent le rayon de pâturage, et retardent l'accès à la zone réservée à la saison sèche en utilisant des ânes pour transporter l'eau.98 Dans le Parc national d'Amboseli, on a démontré que cette stratégie permet d'augmenter de 50 pour cent la capacité de charge totale.99 Sauf en période de sécheresse, les Pokot pratiquent pendant la saison des pluies, la mise en défens collective des régions où pousse l'herbe résistant aux termites, pour que la qualité du fourrage soit meilleure pendant la saison sèche.100 Les Foulani du nord du Sierra Leone pratiquent la stratégie des "pâturages itinérants": pendant 2 ou 3 ans ils surchargent un pâturage avec une forte concentration de bétail; ensuite ils se déplacent pour donner à la région une période de repos de 15 à 20 ans.101 Les Sukuma, dans la région au sud du Lac Victoria, ont un système semblable et laissent reposer les pâturages pendant une période de 30 à 50 ans.102

Les stratégies de rotation ne sont pas limitées à une alternance des zones de pâturage d'une saison à l'autre. Pendant n'importe quelle saison, il existe des règles officielles et non officielles concernant la fréquence des déplacements et la fréquence avec laquelle chaque éleveur revient au même pâturage. Ces règles ont pour effet d'établir un système de rotation (voir en CADRE 2.22). Nous ne disposons pas de données suffisantes sur ces mouvements journaliers, ni sur l'effet de ces stratégies de rotation sur l'état et la productivité des parcours.

Il est impossible de savoir si ces stratégies de mise en défens temporaire et de rotation représentent un effort délibéré visant à conserver les ressources naturelles, ou si la conservation est un résultat bénéfique mais involontaire. Il semblerait, d'après les recherches, que les éleveurs sont bien conscients des bénéfices qu'ils en tirent, et qu'il s'agit là d'une stratégie volontaire visant non seulement une meilleure production, mais aussi la conservation. Par exemple, les pâturages pérennes utilisés par les Turkana pendant la saison des pluies pourraient probablement fournir aussi du fourrage pendant la saison sèche. Cependant, les Turkana quittent ces terres pendant la saison sèche pour se rendre là où poussent des graminées annuelles, et ce non seulement pour laisser reposer les premiers pâturages, mais aussi pour profiter de la pousse des herbes annuelles qui est plus appétente.103 Dans d'autres cas, lorsque les pâturages de la saison sèche et ceux de la saison des pluies sont de type annuel, les éleveurs quittent quand même ceux de saison sèche pendant les pluies, même si l'eau y est disponible en permanence. Cela leur permet de profiter des mares naturelles et en même temps de laisser reposer les terres utilisées pendant la saison sèche, qui souvent sont situées aux alentours des agglomérations. L'existence chez de nombreux groupes de systèmes complexes visant à garder en réserve des parcours et des forêts indique également la préocupation de protéger les ressources naturelles (cf. la section 2.3.3 ci-dessous). Ces stratégies qui comportent des rotations saisonnières représentent un effort pour utiliser au mieux des ressources limitées tout en assurant leur durabilité. Cependant, à la différence des autres stratégies traditionnelles d'aménagement des parcours (voir section 2.2.2.3), celles-ci ne vent pas conçues délibérément pour agrandir ou améliorer les parcours.117

CADRE 2.22

Le plus souvent, les règles qui régissent la fréquence des déplacements n'ont pas de caractère former et n'ont pas été institutionalisées. Ainsi, pendant la saison des pluies, la stratégie des Masaï, qui se déplacent selon la qualité du fourrage (ifs vont la ou le fourrage est jeune et vert, ce qui assure un contenu très élevé de protéines), a pour résultat un système de rotation analogue a celui des animaux sauvages.104 Les Somali ne restent que "quelques semaines" au même endroit, a moins que l'herbe n'y soit particulièrement bonne ou qu'ils ne soient empêchés de se déplacer par des ennemis.105 Cependant quelques groupes, ont établi des règles plus formelles. Ainsi, les Wodaabe observent les changements de lune pour se déplacer vers de nouveaux pâturages; ils changent donc de camp tous les 2 ou 3 jours et changent de région chaque semaine. Ce système est le même pour tous les Foulani, mais les Wodaabe l'appliquent avec plus de rigueur.106 Cependant, la rigidité de ces règles est modérée par les circonstances locales. Les éleveurs observent attentivement le milieu et le bétail, et reconnaissent très vite les indices qui annoncent le moment de changer de pâturage. Par exemple, les Foulani disent qu'une débandade du bétail signifie que le temps de changer de pâturage est déjà passé.107

La fréquence des déplacements varie selon les ressources disponibles dans la région, selon la saison, et selon que l'éleveur se trouve sur le pâturage de séjour ou sur le pâturage de passage. Par exemple, les Wodaabe se déplacent plus volontiers au cours de la saison des pluies que pendant la saison sèche, afin d'assurer une certaine variété dans le fourrage du bétail, et d'éviter par la des problèmes digestifs et nutritionnels.108 Au début des pluies, les Touaregs n'entreprennent pas de déplacements longs ou rapides, mais se déplacent fréquemment sur de courses distances, car les animaux n'ont pas encore repris toutes leurs forces.109 Cette stratégie assure un pâturage léger et régulier a une époque ou l'herbe a besoin de temps pour pousser. Les Rufa'a al-Hoi du Soudan font paître leurs animaux de deux manières différentes: le pâturage "léger" se fait sur les parcours de passage et laisse beaucoup d'herbe pour le retour, tandis que le pâturage "lourd" est réservé aux régions de séjour.110

La fréquence des déplacements varie considérablement d'un groupe a l'autre. Par exemple, chez les Foulani du Niger, il est normal de changer de camp tous les 204 jours"'; les Foulani du nord du Nigeria disent qu'ils doivent se déplacer au moins 4 fois par saison pour éviter le surpâturage112; le troupeau principal des Samburu ne reste pas au même endroit plus de 2 ou 3 semaines113; les Jie et les Turkana font avec leurs troupeaux entre 5 et 10 grands déplacements et de nombreux petite déplacements autour des camps principaux.114 Les détails de chaque système dépendent souvent des circonstances individuelles et se basent sur ['observation des indicateurs écologiques; le résultat est souvent un système de rotation entre pâturage et repos tenant compte avec beaucoup de précision, des besoins des animaux et de ceux des plantes.

Ces stratégies de rotation ont pour résultat d'annuler a la longue les effets du pâturage. Une étude sur les éleveurs d'Afghanistan, dont le système ressemble a celui de la plupart des transhumants africains qui se déplacent sur de longues distances, n'a pu établir aucune corrélation entre les conditions des parcours et ['emplacement des points d'eau.115 Cependant, les populations agro-pastorales, qui se déplacent nettement moins que les populations totalement transhumantes, adoptent plus rarement des stratégies de rotation, et dégradent plus facilement les terres autour des puits permanents.116

Souvent, ces stratégies de mobilité, conçues pour des années normales, s'adaptent mal aux années de sécheresse. Certaines stratégies de sécheresse vent conçues spécialement pour pallier les fluctuations a long terme, tandis que d'autres vent des solutions d'urgence. Par exemple, un troupeau nombreux comprenant une proportion élevée de femelles, garantit la survie d'un minimum d'animaux en période de sécheresse et, en conséquence, une reconstitution rapide du troupeau une fois la sécheresse passée(voir section 2.3.1). Les stratégies d'urgence comportent: une plus grande mobilité et une dispersion accrue; l'utilisation de pâturages qui en temps normal sont réservés ou soumis à un système de protection collective, comme chez les Pokot118; l'utilisation de pâturages qui ne sont pas utilisés normalement à cause de maladies, de prédateurs, ou parce que la valeur alimentaire du fourrage y est trop faible; un changement de régime alimentaire pour diminuer la consommation de lait et augmenter celle de la viande de mouton et de chèvre.119 En période de sécheresse localisée, les éleveurs ont recours à d'autres stratégies: ils se déplacent vers des territoires voisins grâce aux alliances entre différentes tribus; ils cherchent du travail dans les centres urbains ou dans des exploitations agricoles, comme font les Foulani du nord du Sénégal,120 les Maures et les Foulani de la Mauritanie121; ils envoyent quelques membres de la famille chez des parents dans des régions plus clémentes, moins rigoureuses, comme font les Somali.122 Le choix d'une stratégie dépend du nombre d'animaux qui restent dans le troupeau; de la vitesse à laquelle la sécheresse s'est manifestée et de sa durée; des alliances sur lesquelles l'éleveur individuel peut compter; de la distance des centres urbains, etc. Les stratégies de sécheresse ont pour but d'assurer la survie de la famille. Dans certains cas, par exemple lorsqu'elles comportent une mobilité accrue et une plus grande dispersion, elles permettent en même temps de réduire la pression sur une végétation déjà affaiblie. Cependant, les stratégies conçues en temps normal et visant la protection des ressources naturelles, ne sont généralement pas maintenues lors des années de sécheresse. Il faut cependant noter, que nous ne savons pas encore grand chose sur l'ensemble des stratégies traditionnelles conçues pour assurer la durabilité des ressources; il est donc prématuré de conclure qu'il n'existe aucune stratégie conçue délibérément pour sauvegarder les ressources pendant les périodes de sécheresse.

2.2.2.2. Evaluation et suivi des parcours. Tous les éleveurs ont un système qui leur permet d'évaluer la productivité d'un parcours et de calculer, à partir de là, la capacité de charge approximative. Ces systèmes sont basés sur l'observation de certains signes et indices précis qui renseignent quant à l'état du milieu, les pressions qu'il subit, et les changements qui interviennent. Ces indicateurs comprennent notamment certaines espèces végétales, les types de sols, le couvert ligneux, ainsi que la quantité et la qualité globales du fourrage. Le comportement des animaux sauvages et celui de leurs propres animaux domestiques fournissent également des indications importantes qui permettent aux éleveurs d'évaluer l'état des terres qu'ils utilisent. L'évaluation de l'état des pâturages dégradés est souvent très précise, et les connaissances des éleveurs sur le processus de dégradation sont très détaillées. Parmi les indicateurs utilisés, citons la production de lait, la disponibilité d'herbacées et de brout, la présence de certaines espèces végétales ou d'animaux sauvages (voir en CADRE 2.23).

Les mêmes indicateurs sont souvent utilisés par les scientifiques. En outre, l'éleveur africain évalue un pâturage pour savoir s'il convient ou non à différents types de bétail. Cette évaluation va bien au-delà de la disponibilité en eau et en fourrage, et comprend des qualités plus "subjectives" telles que l'ombre, la topographie (les chèvres aiment les collines et les falaises), et la présence de maladies. Bien souvent, tous ces facteurs sont regroupés en une seule notion qui se traduit plus ou moins par l'idée de "fertilité": "finna" chez les Gabra du nord du Kenya,123 "fuur" chez les Rendille.124

Le bon fonctionnement d'un système d'évaluation dépend non seulement du travail de suivi que fait chaque éleveur, mais aussi des échanges constants de renseignements entre éleveurs. Chez les Bédouins d'Arabie saoudite, les chefs de section sont en communication constante les uns avec les autres pour échanger des données sur les conditions des pâturages et des points d'eau, notamment sur les types de plantes, la biomasse, la disponibilité en eau et la présence d'autres personnes. Ils obtiennent ces renseignements des voyageurs qu'ils rencontrent, de guetteurs, de messagers provenant d'autres chefs, etc.125 De même, chez les Foulani les renseignements sont fournis par d'autres éleveurs, des villageois et autres sources: ceux qui savent lire, les personnes âgées et les notables, les étrangers de passage, les commerçants, etc.133

CADRE 2.23

L'observation systématique des changements de climat ainsi que de la quantité et de la qualité du fourrage, permet aux éleveurs de profiter des pousses de graminées fourragères, ou d'éviter les zones surpeuplées.126 Même de loin, l'éleveur Wodaabe peut évaluer les tonalités d'un pâturage et en comprendre la signification. Il observe en outre les excréments des animaux, la production de lait, le poids des animaux et le nombre de vaches en chaleur. Ces observations lui permettent de savoir si les animaux sont bien nourris et par conséquent d'évaluer la quantité et la qualité du fourrage.127 Il existe une étude très complète des indicateurs traditionnels de l'environnement chez les Foulani de Mauritanie. Ceux-ci évaluent la quantité de fourrage en observant la densité et la hauteur des herbes et des autres graminées, la part de terrain couverte par chaque type de fourrage, et le couvert ligneux; ils examinent toutes ces données à la lumière des besoins du bétail se trouvant sur le pâturage. Ils calculent la qualité des parcours suivant: 1 ) le type de sol et la capacité de charge pour chaque type de pâturage; 2) la présence ou l'absence de certaines espèces fourragères et leur appétence pour différentes catégories d'animaux; 3) la couleur du fourrage; 4) la présence ou l'absence d'animaux sauvages, car les bons pâturages sont également fréquentés par les gazelles, les hyènes, les lions, les sangliers, etc. tandis que les pâturages fréquentés par les éléphants, les girafes et les autruches ne sont utilisables que pendant la saison sèche en raison de leur humidité excessive et des maladies; et 5) le comportement des animaux domestiques: si le pâturage est bon, les animaux ont bon appétit, ne sont pas agités la nuit, dorment sur le côté droit (pour ne pas s'appuyer sur l'estomac plein), respirent lentement mais profondément, ont la peau saine et le poil luisant, ne se précipitent pas au pâturage le matin et n'ont pas besoin d'être retenus de force pendant la traite du matin; le nombre des femelles en chaleur augmente; les excréments sont humides, non friables, et contiennent très peu de matières non-digérées. A son arrivée sur un pâturage nouveau et inconnu, l'éleveur Foulani emmène ses animaux paître dans quatre directions différentes pendant sept jours consécutifs; ensuite il compare les pâturages en observant l'effet de chacun sur les animaux.128 Les Foulani savent que des changements dans la végétation peuvent être provoqués par le surpâturage, la sécheresse, les feux de brousse, etc. mais ils affirment que ce sont les périodes de sécheresse qui entraînent les changements les plus importants.129 Il existe également de nombreux indicateurs de la dégradation des pâturages. Les Misaï et les Wodaabe observent la production de lait,130 les Samburu la quantité d'herbe et de brout.131 Chez les Foulani de Mauritanie, les indicateurs de dégradation des pâturages sont Cassia occidentalis et Calotropis procera, ainsi que la présence de lézards aux couleurs vives.132

Sans suivi et évaluation des parcours, l'éleveur ne serait pas en mesure d'adapter ses stratégies à la disponibilité des ressources naturelles à court terme et à long terme. Nous avons encore beaucoup à apprendre sur la nature des indicateurs utilisés par les éleveurs pour évaluer les conditions des parcours et prévoir les tendances futures.

2.2.2.3 Aménagement des parcours. L'aménagement "scientifique" des parcours comprend des techniques telles que le réensemencement du parcours, le défrichement, l'application d'engrais, l'aménagement des ressources hydriques, etc. Mises à part quelques techniques telles que les feux de brousse, la coupe des arbustes et le développement des ressources hydriques, la plupart des éleveurs ne prennent pas de mesures destinées délibérément à l'amélioration du parcours. Ils contribuent cependant à sa conservation à long terme non seulement par leur stratégie de mobilité, mais aussi en diversifiant la composition de leur troupeau et en choisissant des espèces appropriées.

Très peu de recherches ont été effectuées sur les techniques traditionnelles d'amélioration des parcours. Celles que nous présentons ci-dessous sont peut-être les seules disponibles actuellement. En effet, le besoin d'améliorer les parcours ne s'est fait sentir que récemment, et les éleveurs n'ont pas encore eu le temps, ni l'occasion, de développer de nouvelles techniques par la méthode des essais successifs.134

Les feux de brousse sont généralement allumés intentionnellement, pour obtenir une nouvelle pousse d'herbes pérennes, pour éliminer la biomasse morte (afin de réduire le danger de feux non intentionnels, de favoriser une meilleure production l'année suivante, de faciliter le passage des hommes et du bétail et de mieux reconnaître la présence de prédateurs ou d'ennemis), pour éradiquer les vecteurs des maladies, et pour empêcher que la brousse n'envahisse les parcours. Les éleveurs profitent également des feux allumés soit accidentellement, soit par des chasseurs ou des collecteurs d'essaims; certains groupes prennent des mesures pour empêcher les feux non intentionnels (voir en CADRE 2.24).

En plus des feux de brousse, certains groupes tels que les Masaï135 utilisent leurs chèvres, qu'ils envoient délibérément en surpâturage, pour éliminer les arbustes indésirables. D'autres groupes coupent les arbustes à la main,136 notamment pour construire des clôtures. Une autre technique importante pour améliorer la capacité de charge des parcours est l'aménagement des points d'eau, leur gestion et leur distribution géographique. Cette question est examinée en détail dans la section 2.2.5.

Certaines pratiques traditionnelles peuvent jouer un rôle important dans l'introduction de techniques modernes d'aménagement des parcours. Par exemple, le Roi Lozi de Zambie peut faire appel à ses sujets pour des travaux publics tels que la construction d'un canal. En principe, cette méthode pourrait aussi bien s'appliquer à d'autres travaux communautaires.137

Les Masaï considèrent que l'herbe est un don de Dieu, par le biais de la pluie, et ils emploient souvent l'herbe dans les rites pastoraux. Ils vouent une haine particulière aux cultivateurs qui détruisent l'herbe en labourant la terre.157 Ils risqueraient donc de s'opposer à l'idée de réensemencer les parcours, car il faut souvent pour cela labourer la terre et semer à la volée.

CADRE 2.24

On utilise les feux de brousse surtout pour obtenir une nouvelle pousse d'herbes pérennes. Les Dinka du Conseil rural Kongor brûlent au moins 80% du toich, c'est-à-dire des terrains marécageux, chaque année pour obtenir une nouvelle pousse, pour faciliter le passage à travers le secteur et pour le protéger des prédateurs et des attaques des éleveurs Murle. On allume ces feux intentionnellement seulement en début de saison sèche. Les Dinka attendront 15 jours avant d'utiliser les parcours brûlés comme patûrage bien que la nouvelle pousse apparaisse après quelques jours.138 Par contre, les Nuer voisins, qui brûlent aussi les marécages "Sudd" pendant le début et le milieu de la saison sèche l'utiliseront 3 jours après le brûlis.139 Les Foulani du Burkina Faso savent que le feu n'est bon que pour la régénération des herbes pérennes et qu'il limite celle des arbres.140 D'autres groupes qui ont recours aux feux pour obtenir une nouvelle pousse sont les Pokot141 et les Foulani, qui sont les éleveurs du cheptel des Bambara.142 Les Foulani du Burkina Faso méridional disent qu'ils ne brûlent plus la brousse car l'arrivée de la sècheresse a réduit la qualité de la nouvelle pousse.143

Les Wodaabe de Nigeria allument des feux pour améliorer la quantité et la qualité de la biomasse l'année suivante,144 mais seulement au début de la saison sèche et après avoir utiliser le parcours comme patûrage, pour limiter l'intensité du feu. Si les feux augmentent réellement la productivité de la biomasse herbacée est une question qui se discute considérablement dans les milieux scientifiques, mais il y a de plus en plus d'études qui appuient cette thèse. Les Boran, les Gabra145 et les Masaï146 du nord du Kenya brûlent les patûrages afin d'empêcher que les arbustes inappropriés n'envahissent le parcours.

Quelques groupes ont des systèmes pour contrôler l'utilisation des feux. Les Foulani du Mali surveillent le secteur pour détecter les feux non intentionnels et, après avoir contrôlé ces feux, ils punissent les personnes qui les allument en les obligeant à alimenter tout le groupe.147 Les Foulani du nord du Sénégal utilisent un système de petits feux préventifs pour créer des coupe-feux pour protéger le camp des feux spontanés.148

CADRE 2.25

Presque tous les groupes d'éleveurs ont des guetteurs qui précèdent le troupeau pour observer les parcours, évaluer la quantité de fourrage et sa qualité, et vérifier qu'il répond aux besoins du troupeau. Ils rapportent aussi des renseignements sur la présence de maladies ou d'autres troupeaux, et sur tout autre facteur pouvant être utile au moment de prendre des décisions collectives. C'est ce que font par exemple, les Rufa'a al-Hoi de l'est du Soudan,149 les Somali nomades150 et les Wodaabe du Nigéria, dont les guetteurs se déplacent à cheval.151

Les décisions de groupe sont généralement prises par un conseil d'anciens dirigé par un chef ou un notable respecté. Le chef est souvent choisi en raison des succès qu'il a remportés dans la conduite de son élevage, comme en témoignent les nombreuses têtes de bétail lui appartenant. Par exemple, le "berger en chef" des Foulani de Macina est généralement le plus grand propriétaire élu parmi les villageois.152 Mais le chef doit également posséder d'autres qualités importantes. Chez les Dinka, le chef élu ("bany de wut") doit être arbitre, président des débats et planificateur; il doit aussi faire respecter les décisions. Il est assisté dans ces tâches par le "bany de biok" qui s'occupe des questions d'administration ordinaire: il distribue les tâches collectives, y compris la conduite du bétail, aux membres du groupe.153 Le conseil des Wodaabe ("kinnal") se réunit deux fois par jour sous la direction de l"'ardo", pour examiner les renseignements rapportés par les guetteurs et pour prendre les décisions relatives aux déplacements du groupe. Les anciens sont écoutés et respectés; mais l'opinion qui compte est celle des jeunes adultes, car ce sont eux qui en fait s'occupent de la conduite des troupeaux.154 Dans l'unité d'élevage des Masaï, "enkang", il n'y a pas de chef; un conseil d'anciens décide chaque jour des stratégies d'aménagement des parcours et distribue des tâches précises à chacun des pasteurs et des gardiens.155 Chez les Tswana du Botswana, le chef nomme plusieurs "modisa", gardiens des terres communes, qui sont chargés de faire savoir au chef si les décisions prises sont respectées ou non par les membres de la communauté, et si les parcours sont surchargés.156

2.2.2.4 Contrôle social de l'utilisation des parcours. D'une façon générale, dans les sociétés pastorales, les déplacements correspondent à l'utilisation saisonnière des pâturages.158 Dans les sections précédentes, nous avons montré qu'à ce niveau-là, les stratégies pastorales peuvent être complexes et comporter des règlements officiels, ainsi que des normes moins formelles. Les règles officielles font le plus souvent partie d'un code communautaire et de "traditions"; elles sont reconnues par tous les membres du groupe. Ces droits et obligations sont souvent établis et mis en vigueur par des institutions internes relativement complexes, et ce à différents niveaux. Ces niveaux sont: l'unité d'élevage, un groupe d'unités d'élevage ou la tribu entière, et le niveau inter-tribus. Les unités d'élevage ont souvent une organisation interne très précise pour répartir les tâches et prendre les décisions collectives. Elles comprennent: des guetteurs chargés de surveiller et d'observer les parcours, notamment pour évaluer la quantité de fourrage et sa qualité, un chef et un conseil des âînés; les chefs de famille se réunissent régulièrement, chaque jour ou chaque semaine (voir en CADRE 2.25).

Malgré l'organisation communautaire, et la coordination des décisions, chaque ménage est essentiellement libre de ne pas s'associer aux décisions et d'abandonner l'unité d'élevage pour aller en rejoindre une autre. Cette souplesse caractérise par exemple les Dinka du Conseil rural de Kongor.159 Chez les Turkana, les décisions stratégiques précises se prennent au niveau de chaque ménage, ce qui permet une réaction rapide aux changements écologiques ou sociaux. Ces décisions s'insèrent cependant dans l'ensemble de stratégies collectives adoptées par le groupe d'éleveurs.160 Cette souplesse au niveau de l'unité d'élevage suppose probablement une souplesse correspondante au niveau de la participation aux associations d'éleveurs et aux groupes d'élevage.

Il arrive, surtout pendant la bonne saison, que les unités d'élevage se regroupent en associations coopératives plus nombreuses, pour des raisons socio-culturelles. Dans ces cas-là, un conseil de coordination constitué par les anciens de chaque unité d'élevage est généralement formé en vue de prendre les décisions communes. Dans d'autres cas, les unités d'élevage ne s'associent pas nécessairement, mais elles respectent les décisions collectives prises par un chef principal, soit sur une base annuelle, soit en des lieux ou à des dates précises (voir en CADRE 2.26).

CADRE 2.26

La coopération entre les unités d'élevage est souvent assurée par un comité formé sur place lors des rassemblements saisonniers, ou par un conseil principal ou un chef au cours de l'année. Chez les Somali, les événements de caractère social sont subordonnés aux considérations écologiques, étant donné que les cérémonies importantes n'ont lieu que lorsqu'il y a suffisamment de fourrage et d'eau pour satisfaire les besoins de tous les participants.161 Le même phénomène a été remarqué chez les Wodaabe162 et chez les Masaï.163

La coordination entre les unités d'élevage pour toute l'année est assurée par des autorités supérieures et par un règlement. Il s'agit parfois d'un ensemble de normes générales concernant l'utilisation des parcours, ou bien de règles précises sur l'utilisation de certains pâturages ou de certaines routes d'accès. Par exemple, nous savons qu'il existe des ensembles de lois et de procédures chez les Touaregs de Gouma, les Berti du Soudan 4 et les nomades Somali, qui appellent leur règlement "gariyo xeer".165 Chez les Il Chamus du Kenya, un conseil d'anciens assure le respect des règles concernant les pâturages ("olokeri") et la coordination des mouvements des unités d'élevage, par l'intermédiaire de membres du groupe d'âge "Il Murran" (les hommes âgés de 18 à 30 ans).166 En Arabie saoudite, chez les Bédouins éleveurs de chameaux, différentes sections au sein de la tribu utilisent les pâturages à tour de rôle, suivant un ordre bien défini; un temps de repos est prévu après le passage de chaque section pour permettre la repousse des plantes annuelles fourragères. Les hommes les plus importants de la section se réunissent sous la tente du chef pour choisir ensemble les pâturages.167 Les Berbères du Maroc ont un "chef de l'herbe" ("amghar n'tuga"), qui est un notable choisi par le conseil des anciens; il prend les décisions définitives pour tout ce qui concerne le pâturage en commun: calendrier des déplacements et destinations, mise en défens d'un pâturage, et octroi de permis à des étrangers.168 Chez les Tswana, les décisions importantes concernant un village et ses unités d'élevage, y compris l'allocation des zones de pâturage, se faisaient au kgtola;169 un surveillant ("modisa") était chargé de vérifier les conditions des parcours affectés à chaque section; en consultation avec les chefs, il décidait des transferts de bétail lorsqu'une zone était surchargée; il décidait de l'emplacement des puits à creuser et des postes de bétail en appliquant un système de règles conçues pour éviter le surpâturage.170

Outre les normes qui s'appliquent toute l'année, certaines limitations de caractère social sont imposées à certains endroits pour des périodes données. L'exemple le mieux connu est probablement celui du Code Dina des Foulani de Macina. Le Code régit les mouvements des Foulani et des Touaregs à l'entrée et à la sortie de la région du delta du Niger. Avant d'entrer à nouveau dans la zone du delta au début de la saison sèche, les troupeaux doivent se rassembler au bord du delta et attendre l'autorisation du chef.171 Il existe d'autres règles moins connues. Par exemple, chez les Tallensi du nord-est du Ghana et du sud-ouest du Burkina Faso, seul le chef a le droit de mettre le feu à la brousse, et cela à cause des dangers possibles172 Chez les Rufa'a al-Hoi du Soudan, le chef de la tribu, "nazir", et le sous-chef, "wakil", en consultation avec les scheiks des camps d'éleveurs, coordonnent les déplacements vers le sud à la fin des pluies. Cette coordination des mouvements a pour but d'éviter les conflits avec les populations sédentaires et de permettre aux cultivateurs de terminer la récolte.173 Enfin, dans le nord-ouest du Zimbabwe, le roi Lozi fixe la date du départ des troupeaux et des populations des terres inondées vers les régions plus élevées.174

Il n'y a pas toujours coordination entre les unités d'élevage. Par exemple, l'unité de base chez les populations pastorales arabes du Tchad central est le groupe d'élevage ("ferik") qui comprend environ 20 familles et dont la composition change d'année en année selon les mariages, les alliances, etc.. Même lorsque les ferik se réunissent pendant la saison des pluies, aucune coopération ne s'instaure pour la gestion des parcours à un niveau supérieur.175

Presque toujours, il existe une coordination passive ou "choréographie" des mouvements où aucun accord formel n'est passé entre les tribus, mais où les mouvements sont coordonnés en raison du désir d'éviter les autres tribus, ou de la spécialisation saisonnière des pâturages due aux divers de types de bétail. Citons, par exemple, les Messeriya, les Dinka et les Nuer du Soudan,176 les Maures et les Foulani de l'Afrique de l'ouest, les Foulani et les Rufa'a al-Hoi du Soudan.177 Il est rare de rencontrer une véritable coordination active, fondée sur des accords formels ou informels entre tribus différentes. Nous en avons trouvé un exemple chez les peuples pasteurs du delta du Niger où 15 clans Foulani et 3 clans Touareg suivent le Code Dina.178

Il existe au sein des sociétés d'éleveurs des règles informelles, ou des normes dictées par le bon sens, dont certaines se retrouvent dans tous les groupes. Ainsi, par exemple, l'aphorisme qui veut que les premiers arrivés soient les premiers servis s'applique à l'utilisation de certains pâturages et de certains camps. Les éleveurs ont tendance à éviter les zones qui sont déjà occupées et à rester à une certaine distance des autres, mais nous n'avons pas de données sur les distances minimales et sur leurs variations lorsque les ressources sont limitées. Ils évitent également les régions que d'autres ont abandonnées récemment, mais le temps qu'ils laissent passer avant d'occuper le pâturage ou le camp varie d'un groupe à l'autre. D'autres règles informelles ont trait à la durée et à l'intensité d'utilisation des pâturages, à la concentration et à la dispersion selon la disponibilité des ressources, et à l'attitude adoptée lorsqu'un étranger utilise les pâturages du groupe (voir en CADRE 2.27).

Qu'elles soient formelles ou non, ces règles sont importantes pour comprendre les principes qui régissent les décisions quotidiennes des éleveurs. Malheureusement, l'absence d'études dans ce domaine a encouragé le mythe de l'éleveur irrationnel et inconstant.

CADRE 2.27

"La façon de faire des Foulani": voilà le critère suprême qui assure la bonne conduite de l'élevage chez les Foulani, et conserve la productivité des parcours pour les générations futures. Toute violation de ces normes entraîne maladies et malheurs pour le troupeau et la famille.179 Les Touaregs et les Foulani préfèrent les régions n'ayant aucune trace de piétinement,180 ce qui implique en principe une période de repos du parcours plus longue que chez les Dinka de Abyei, qui évitent les régions où ils trouvent des quantités élevées ou modérées d'excréments.181 Les Bédouins saoudiens quittent les pâturages avant que tout le fourrage ne soit consommé et l'herbe entièrement piétinée.182 Selon les Turkana, les pâturages les moins persistants doivent être utilisés les premiers, tandis que les plus persistants doivent être réservés aux périodes les plus mauvaises de l'année, quand les pacages sont plus ou moins épuisés.183 Chez les Touaregs, la coutume veut que les troupeaux les plus nombreux restent plus loin du point d'eau que les troupeaux moins nombreux.184 Presque tous les éleveurs dispersent leurs troupeaux lorsque les ressources sont rares.185 Les Foulani disent que pour bien nourrir le bétail il faut s'isoler.186 Ils pratiquent aussi la dispersion du troupeau pendant la saison des pluies afin de mieux utiliser les nouvelles pousses herbacées et de réduire les effets négatifs du piétinement.187 Il est rare que les éleveurs refusent aux étrangers l'accès à l'eau et au pâturage (cf. section 2.3.2). Beaucoup d'entre eux, y compris les Turkana, refusent cet accès uniquement en période de pression excessive sur le pâturage; même dans ce cas, un tel refus est considéré un manque de courtoisie.188

CADRE 2.28

Les études sur l'utilisation des arbres et des arbustes nous apprennent le plus souvent à quelles fins ces plantes sont utilisées, mais ne nous donnent guère de renseignements sur les méthodes de récolte et de coupe. Les quelques études parues sur ces techniques indiquent qu'à quelques exceptions près, les groupes s'efforcent d'utiliser les plantes sans les détruire. Les éleveurs Foulani sont une exception à cette règle: il arrive qu'en élagant pour obtenir des feuilles, des tanins, des produits médicinaux, ou des outils, ils coupent la branche à moitié et tirent ensuite vers le bas ce qui a pour résultat d'arracher l'écorce et de réduire les probabilités d'une repousse de bourgeons sur la branche en question.189 Les éleveurs font plus facilement preuve de négligence à l'égard des arbres et des arbustes lorsqu'ils ne sont pas sur leur propre territoire. Par exemple, dans la région centrale du Mali, les éleveurs Foulani embauchés par les Bambara élaguent les arbres pour nourrir le bétail, mais ce sont les Foulani nomades et les Maures qui causent le plus de dégâts.190

Dans quelques groupes on a noté l'existence de règles formelles et non formelles visant à augmenter la productivité des arbres et des arbustes et à les protéger contre les coupes abusives. Les Pokot et les Turkana du Kenya choisissent avec soin les arbres qu'ils élagent. Il est rare qu'ils coupent délibérément un arbre utile, et ils ne coupent que les branches des arbustes les moins utiles pour en faire des haies et pour empêcher la brousse d'envahir les parcours.191 Plutôt que de couper les branches, les Lahawin du Soudan oriental secouent les arbres à l'aide d'un bâton spécial pour faire tomber les feuilles pour les petits animaux; mais récemment des étrangers et des commerçants ont commencé à couper les arbres.192 Les Touaregs Kel Adrar de Kidal au Mali ont des lois traditionnelles qui interdisent la coupe des arbres (ce fait est mentionné dans le document sans plus de détail).193 Après avoir élagué Parinaria curatellifolia, les Mbeere du Kenya la laissent repousser pendant une ou deux saisons.194 Le Code Dina des Foulani Macina prévoyait des dispositions pour la surveillance et la protection de la brousse et reprimant l'élagage non autorisé des arbres pour la pâture.195 Enfin, les populations du nord du Burkina Faso taillent régulièrement les Acacia albida poussant dans leurs champs pour en augmenter la productivité.196


Table des matières - Précédente - Suivante