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4.1.2 La période post-coloniale

Le processus de transformation entamé pendant la période coloniale a pris son essor vers 1950 et se poursuit encore aujourd'hui. Pour des raisons que nous allons analyser plus en détail ci-dessous, le cheptel a augmenté, les pâturages ont régressé, et la sédentarisation s'est i accélérée ainsi que l'influence des villes; la régulation sociale traditionnelle des parcours s'est affaiblie, tandis que parallèlement, le pouvoir du gouvernement central s'est renforcé, et les écarts entre les revenus ont augmenté parmi les éleveurs, ainsi qu'entre les populations pastorales et les autres groupes.

CADRE 4.2

Les autorités coloniales, et en particulier l'administration française en Afrique de l'Ouest, avaient une nette préférence pour les populations sédentaires, et les lois qu'elles introduisaient encourageaient l'expansion des terres cultivées.8 Une partie des plateaux de Kafue dans le sud de la Zambie a été expropriée par les autorités coloniales au profit des ranchs et exploitations agricoles européennes. Ainsi, les tribus et sous-tribus Tonga ont été amenées à dépasser la capacité de charge de leurs terres, ou bien à avoir recours à des terres appartenant à d'autres sous-tribus, moyennant des négociations et des accords. Les Tonga ont compris que la cause première du surpâturage était la pénurie de terres.9 Les entreprises des "ranchers" européens n'ont pas toujours été couronnées de succès: en 1914, dans le nord du Nigéria, un Européen a pris possession d'une partie des pâturages les plus riches des Wodaabe pour créer un ranch, mais son entreprise a échoué en 1920.10 D'après de nombreux documents, il est évident que les autorités coloniales du Kenya ont aidé les Européens à exproprier les parcours de qualité supérieure appartenant aux Masaï.11 Lorsque les autorités ont remarqué l'excès de bétail des Masaï, elles ont conçu le "Plan Swynnerton"; il comprenait des mesures telles que la réduction obligatoire des troupeaux, la mise en valeur des terres, la commercialisation et l'établissement de ranchs12. En d'autres termes, le plan tentait de traiter les symptômes sans remédier à la cause du problème, qui d'ailleurs avait été créé par les autorités elles-mêmes.

L'institution d'impôts a souvent eu pour conséquence une mauvaise utilisation des parcours traditionnels. Par exemple, les autorités coloniales obligeaient les Wodaabe du Nigéria à rester au même endroit pour faciliter la perception des impôts. Comme celle-ci durait souvent toute la saison des pluies, les pâturages étaient surexploités. Chez les Wodaabe, l'évasion fiscale traduisait non seulement leur désir de ne pas payer les impôts, mais aussi celui d'éviter la détérioration écologique.13 Nous associons le plus souvent l'idée de nationalisation à la période post-coloniale, mais ce phénomène s'est également produit sous l'administration coloniale anglaise. C'est ainsi que, par la loi de 1916 sur les droits de propriété des indigènes au Nigéria (Land and Native Rights Ordinance), toutes les terres ont été soumises à l'autorité du Gouverneur.14 C'était là le premier pas d'un processus qui aboutit finalement à l'effondrement du régime foncier traditionnel des éleveurs.

Enfin, au Kenya, les autorités coloniales ont voulu délibérément détruire la culture du peuple Masaï en interdisant l'utilisation des zones réservées aux cérémonies traditionnelles, en enseignant dans les écoles les activités agricoles mais non celles de l'élevage, et en distribuant uniquement des céréales au titre de l'aide alimentaire (alors que les Masaï ne consomment que des produits d'origine animale). Bien que les Masaï aient opposé une résistance passive, ils ont fini par accepter peu à peu les changements, car ces politiques ont été maintenues par le gouvernement du Kenya après l'indépendance.15

Depuis le début du siècle, la population de la région semble avoir augmenté. Malgré quelques baisses temporaires dues à des sécheresses et à des épidémies, le cheptel a également subi une hausse. L'accroissement démographique a induit une forte pression sur les ressources.16 Les services vétérinaires sont devenus plus efficaces et sont aujourd'hui à la disposition d'un plus grand nombre d'éleveurs. C'est ainsi que quelques grandes épidémies ont pu être arrêtées. Cependant, tout cela a été fait sans tenir compte des conséquences pour l'environnement. Une grande importance a été accordée aux programmes de développement des ressources en eau en vue d'encourager l'emploi de parcours sous-utilisés et l'établissement des populations sur ces terres, notamment par le forage de puits profonds, mais aussi par l'aménagement des étangs naturels et la création d'étangs de réserve. Ces programmes ont certes rendu accessibles des terres qui n'avaient pas été utilisées jusqu'alors, mais ils ont également contribué au surpâturage autour des points d'eau, les structures adéquates de gestion de l'eau n'ayant pas été établies en même temps. Dans certains cas, les éleveurs ont pris l'habitude de donner au bétail des suppléments alimentaires, pratique souvent encouragée par les autorités et les agents des projets. Si la qualité du bétail s'en trouve améliorée, cette pratique qui permet d'accroître le cheptel, a aussi pour résultat de créer un problème de surpâturage des parcours (voir en CADRE 4.3).

Parallèlement à l'augmentation du cheptel et à une plus forte concentration autour des points d'eau, il y a eu une diminution de la surface totale des pâturages, surtout des pâturages de bonne qualité, et ce pour plusieurs raisons. Le facteur principal, surtout dans les régions semi-arides, est sans doute l'expansion de l'agriculture sur les terres pastorales, due à l'augmentation de la population agricole. Le plus souvent, l'expansion vient du fait que les cultivateurs des fermes voisines augmentent leurs surfaces cultivées. Mais d'autres causes peuvent intervenir: l'arrivée de nouveaux cultivateurs, d'éleveurs partiellement ou entièrement sédentarisés et un raccourcissement des périodes de jachère. Dans certains cas, ce processus a été facilité par des politiques gouvernementales qui encourageaient les cultures commerciales, la privatisation des terres et le développement de ranchs et de grandes exploitations. Par ailleurs, la politique de création de parcs nationaux et de réserves de faune a eu parfois comme résultat d'interdire aux éleveurs l'accès à des pâturages traditionnels. Enfin, les périodes de sécheresse (surtout celles des deux dernières décennies) ont gravement réduit la productivité des parcours, et partant, leur capacité de charge; elles ont augmenté la vulnérabilité à la surexploitation, tout en concentrant le bétail autour des points d'eau et des autres ressources de première importance. Tous les facteurs n'ont cependant, pas eu pour résultat une réduction de la superficie des parcours. Comme nous l'avons signalé plus haut, les programmes de développement des ressources hydriques ont rendu possible l'accès à des nouveaux pâturages qui n'avaient encore jamais été utilisés par les éleveurs. Il n'en reste pas moins que, dans leur ensemble, ces facteurs ont eu pour conséquence de réduire l'espace pastoral utilisable (voir en CADRE 4.4.).

Certains facteurs ont influé sur les systèmes de gestion et sur les règles sociales des éleveurs. L'influence de la vie urbaine, et notamment la scolarisation et le travail salarié (dans les mines, les villes et l'industrie agricole) a entraîné une baisse de la main-d'oeuvre disponible sur les parcours et partant, des changements dans les stratégies de gestion des parcours. La tendance à la concentration autour des points d'eau s'est renforcée, avec cependant un avantage: la situation financière des ménages s'est trouvée partiellement améliorée du fait du revenu monétaire du membre salarié. Le pouvoir politique des autorités centrales a augmenté par rapport au pouvoir de la périphérie et certaines politiques, notamment la nationalisation et la privatisation des terres, l'établissement d'autorités régionales et locales, et dans certains cas, la dispersion délibérée de tribus entières, ont contribué à affaiblir l'efficacité des contrôles sociaux traditionnels sur la gestion des ressources (voir en CADRE 4.5).

La nationalisation des terres est sans doute le facteur qui, à lui seul, a eu les effets négatifs les plus graves sur les contrôles sociaux traditionnels des ressources naturelles. D'un seul coup, l'Etat enlevait aux populations locales l'accès exclusif aux terres communautaires traditionnelles et éliminait toute responsabilité locale sur ces terres. Or, la plupart des gouvernements ne disposent pas des ressources nécessaires pour pourvoir à l'entretien des terres communautaires en dégradation rapide. La nationalisation des terres et l'abolition des droits tribaux traditionnels ont également contribué à la fragmentation socio-politique et aux revendications croissantes des utilisateurs non traditionnels. Dans certains cas, la création d'autorités locales avec leurs départements techniques, loin d'être la cause de l'effondrement des contrôles traditionnels sur les ressources naturelles, avait pour but d'y apporter une solution. Enfin, la commercialisation, l'amélioration des réseaux d'échanges, et même la présence des projets, ont contribué à creuser davantage le fossé entre les riches et les pauvres au sein des sociétés pastorales (voir en CADRE 4.5.).

CADRE 4.3

Les données historiques sur les effectifs des populations humaine et animale en Afrique ne sont souvent pas très complètes. Celles dont nous disposons semblent indiquer que le nombre d'habitants a augmenté depuis le début du siècle, ainsi que le cheptel. Seuls quelques rapports, et notamment une étude sur la zone de réserve de Ngorongoro dans le nord de la Tanzanie, soutiennent que si le nombre d'habitants a augmenté depuis 1890, il n'en a pas été de même pour le bétail. Ce déséquilibre aurait eu pour conséquence une baisse du niveau de vie des populations.17 Certains auteurs prétendent que l'efficacité et l'impact des services vétérinaires ont été exagérés.18 Néanmoins, ces services ont sans doute contribué, dans la majorité des cas, à une augmentation considérable du cheptel,19 ce qui a été noté, par exemple, chez les Foulani du nord-ouest du Burkina Faso.20 Dans certains cas, l'introduction d'aliments complémentaires pour faire face aux pénuries de fourrage en saison sèche a provoqué des problèmes au niveau des pâturages de saison des pluies. Par exemple, les Bédouins des régions côtières de l'Egypte ont aujourd'hui des troupeaux beaucoup plus nombreux, grâce à l'utilisation de quantités considérables de suppléments alimentaires; leurs animaux exercent donc une pression accrue sur les parcours des régions désertiques.21 Une situation analogue existe dans d'autres zones de l'Afrique du Nord. Par exemple, dans le sud de la Tunisie, l'éleveur dépense davantage s'il engage des pasteurs pour conduire son bétail loin du village, que s'il achète des compléments alimentaires (en partie à cause des politiques de subvention).22

Le développement des ressources hydriques, notamment sous forme de forages profonds, a été unanimement condamnés par les experts en environnement. Le plus souvent, les puits ont été financés par les autorités gouvernementales et les agences internationales, sans aucune contribution des bénéficiaires, et sans la mise en place parallèle de structures chargées de la gestion des puits et de régimes de tenure appropriés. En conséquence, ces puits ont contribué à l'affaiblissement des systèmes de contrôle des pâturages23 et des modes de tenure traditionnels dans le mesure où des personnes venues de l'extérieur sont intervenues sans l'autorisation des populations locales. C'est ainsi que vingt forages ont été réalisés au Niger sur le territoire des Touareg entre 1961 et 1969, provoquant une invasion de la part des Foulani et d'autres clans Touareg.24 Dans bien des cas, les forages ont contribué au surpâturage autour des puits, comme par exemple dans la région du Ferlo du nord du Sénégal, et dans le Kalahari, chez les Kgalagari, peuples vivant du pâturage, de la chasse et de la cueillette.25 En Ouganda, le développement des ressources hydriques dans les pâturages de saison sèche a augmenté la surface des terres de pâturage, mais aussi le nombre de têtes de bétail, ce qui a eu pour résultat la surexploitation des pâturages de saison des pluies.26 Dans les régions centrales de la Somalie, le forage de puits a entraîné un mouvement de sédentarisation spontanée; avec la pénurie de terres, les meilleures terres agricoles ont été saisies, et même ceux qui ne voulaient pas installer des clôtures ont été obligés de le faire pour éviter que d'autres ne s'approprient en premier les terres communautaires.27 Les Nuba du Soudan ont dû quitter leurs territoires traditionnels à cause de la construction du barrage de Jebel-al-Awliya et ils ont été réinstallés autour de puits forés par l'Etat. Leur bétail, avec celui d'autres groupes d'éleveurs, n'était soumis à aucun réglement ou contrôle, traditionnel ou gouvernemental, ce qui a entraîné un surpâturage autour des puits.28

CADRE 4.4

Dans de nombreux documents récents, les auteurs estiment que la cause véritable du surpâturage est l'expansion des cultures qui ont envahi les parcours. A cela vient s'ajouter une hésitation ou même une incapacité de la part des gouvernements nationaux à prendre les mesures nécessaires pour réserver certaines régions au pâturage. Les exemples cités comprennent certains pays du Maghreb (Algérie, Mauritanie, Maroc et Tunisie),29 le Kalahari,30 et les régions du nord du Soudan habitées par les populations Kababish.31 En outre, cette expansion donne lieu à des conflits entre cultivateurs et éleveurs.32 Au Soudan, une grande part des pâturages de saison des pluies des Messeriya est à présent consacrée à la culture des céréales et des oléagineux, tandis que leurs pâturages de saison sèche sont envahis par les plantations de coton.33 Dans les vallées des fleuves Sénégal et Niger, les cultures de riz ont envahi les meilleurs parcours et les éleveurs préfèrent s'éloigner de ces régions plutôt que de se battre avec les paysans.34 Un processus analogue est en cours dans les riverains systèmes moins importants, comme par exemple le Volta Noir au Burkina Faso.35 Actuellement, le gouvernement du Kenya pratique une politique encourageant l'expansion des cultures dans les régions les moins sèches des zones arides et semi-arides. Dans le cadre de cette politique, le gouvernement encourage la construction de réseaux d'irrigation et l'installation de paysans sur des terres qui, par tradition, étaient des terres pastorales. Les conflits fonciers sont le plus souvent résolus en donnant raison aux cultivateurs aux dépens des éleveurs.36 Ainsi, les populations Il Chamus du District de Baringo ont perdu 75 pour cent de leurs pâturages de saison sèche, transformés en terres agricoles.37 Les Turkana du Kenya ont bien compris que la politique de l'Etat avantage les cultivateurs, et ils ont intensifié leurs cultures de sorgho pour être bien vus des autorités.38

L'expansion agricole a repoussé les éleveurs vers des terres moins fertiles dans le nord du Burkina Faso, et les cycles de jachère ont été raccourcis. Par exemple, en 1952, le rapport entre terres en jachère et terres cultivées était de 1 à 6; en 1973 il était de 1 à 10.39 Les programmes ayant pour but d'exterminer les mouches tsé-tsé pour permettre aux populations pastorales l'accès

à de nouveaux parcours, entraînent toujours une invasion incontrôlée de cultivateurs.40 Au Soudan, l'expansion des cultures au détriment des parcours avait déjà commencé dans les années vingt, mais elle n'a pris son essor qu'à l'époque de la mise en oeuvre du projet de Gezira et d'autres projets d'agriculture mécanisée. Ce processus continue, à mesure que de nouvelles terres sont incorporées aux projets; or, de plus en plus souvent, ces terres sont en fait cultivées par des paysans locaux engagés par les propriétaires urbains.

Les populations Rufa'a al-Hoi, sachant très bien qu'elles ne pourront jamais convaincre les autorités gouvernementales à arrêter l'expansion de ces projets, essaient de chasser de leurs pâturages les nouveaux venus tels que les Foulani.41

Les territoires pastoraux ont également été réduits à cause de la création d'énormes ranchs privés, surtout en Afrique orientale et australe. Au Botswana, par exemple, I'écart entre les riches et les pauvres ne cesse d'augmenter du fait que les premiers savent utiliser à leur avantage les lois et les services de l'Etat. Il existe une loi selon laquelle toute personne qui construit à ses frais des clôtures et des puits sur certains parcours a droit à l'utilisation de ces terres à des fins privées pour une période de 5 ans. Le résultat a été de créer des "barons du boeuf" qui pendant 5 ans surchargent leurs terres pour essayer de payer les dettes contractées pour l'investissement initial, avant de rendre les terres au gouvernement.42 Au Botswana, la réserve de chasse des Boschimans représente en apparence un effort visant à sauver leurs terres de l'expansion des ranchs, mais elle est située sur les terres les plus rudes et les moins fertiles du Kalahari.43 Cependant, dans certains cas, comme par exemple sur le Plateau de Mambila au Nigéria, les éleveurs ont pu se déplacer vers les terres voisines lorsque les ranchs ont envahi leurs territoires.44

La création de parcs nationaux et de réserves naturelles a aussi contribué à la réduction des parcours, surtout en Afrique de l'Est. Les Masaï de la réserve naturelle de Ngorongoro ont été repoussés sur des parcours de plus en plus exigus à cause du nombre croissant de gnous qui présentent un risque de contamination pour les bovins.45 Le développement de la réserve nationale d'Amboseli et du parc national de Tsavo au Kenya a interdit aux Masaï l'accès à leurs pâturages de saison sèche.46 Enfin, plusieurs périodes de sécheresse intense ont réduit partout la qualité et la quantité de fourrage. Etant donné que la pression du bétail ne cesse d'augmenter, même en période de sécheresse, la productivité à long terme des parcours a sans doute baissé à cause de la dégradation des sols.

L'aspect positif qu'il faut signaler est que l'aménagement des ressources hydriques et les politiques de pacification ont souvent eu pour résultat d'ouvrir de nouveaux territoires au pâturage. Selon certains rapports, le gouvernement du Kenya aurait fourni des armes à feu aux éleveurs Gabra pour leur permettre de se protéger contre les insurrections et les raids. Les Gabra ont designé des gardes armés dans chaque unité d'élevage et peuvent aujourd'hui utiliser des pâturages jadis trop dangereux.47 L'effet global a été cependant de réduire dans presque tous les pays les territoires destinés aux parcours.

Nous avons identifié et analysé séparément chacun des facteurs de contrainte, mais il ne faut pas oublier que les groupes pastoraux sont soumis simultanément à plusieurs types de contraintes. Chez les Tourkana par exemple, les facteurs de changement ont été l'accroissement démographique et l'augmentation du bétail, les soins vétérinaires, le développement des ressources hydriques sans aucune régulation des parcours, la sédentarisation, les projets de développement qui avantageaient certains groupes, l'expansion des cultures et les projets d'irrigation.48 Au Niger, les autorités coloniales françaises ont introduit les services véterinaires (entre 1952 et 1972) et le forage de puits (après 1960); elles ont encouragé la sédentarisation, l'émigration, la mise en culture et l'accès libre aux sources. Ces mesures ont entraîné une augmentation du bétail et une réduction de la mobilité du cheptel et du contrôle sur les parcours.49 Chez les Lahawin de l'est du Soudan, les changements suivants se sont produits récemment: l'expansion des cultures pluviales et mécanisées, la sédentarisation obligatoire des éleveurs, la sécheresse et l'apparition de paysans sans terres.50 Le système traditionnel Somali de contrôle des pâturages semble en voie de disparition pour les raisons suivantes: la stratification économique due à l'exportation du bétail par quelques individus vers les pays arabes; l'appropriation privée des parcours (moyennant la construction de puits privés et de clôtures, et la production privée de fourrage); la monopolisation des ressources par une élite surtout formée de commerçants.51 Le pouvoir territorial des Maures en Mauritanie s'est affaibli par rapport à la période qui a précédé l'ère coloniale à cause des programmes de pacification, de l'émancipation des esclaves, des sécheresses, des interventions du gouvernement dans la politique locale, et de la mise en culture.52

Tous ces facteurs pris ensemble influent sur les institutions locales et la gestion des ressources naturelles. La plupart de ces changements, et notamment la réduction du cheptel, le développement des ressources hydriques et le contrôle des maladies, traitent en réalité les symptômes plutôt que les causes premières des problèmes. Bien souvent, les pouvoirs publics ont imposé des changements au nom du développement et lorsqu'ils ont ensuite noté la destruction progressive des systèmes traditionnels, ils ont accusé les populations locales d'avoir provoqué la dégradation de l'environnement et l'épuisement des ressources. En d'autres termes, "nous choisissons les règles du jeu, après avoir truqué les cartes".53

CADRE 4.5

L'influence des villes, et surtout l'attrait des salaires, a produit des changements dans les stratégies quotidiennes d'utilisation des parcours. C'est ainsi que les jeunes garçons Basotho sont envoyés à l'école tandis que les hommes vont en ville à la recherche d'un travail salarié. La main-d'oeuvre disponible sur les parcours est ainsi en diminution et la mobilité des troupeaux s'en trouve réduite.54 Une situation analogue existe dans les pays du Maghreb.55 Chez les II Chamus du Kenya, le système traditionnel de contrôle des parcours ne fonctionne plus parce que beaucoup de membres du groupe adulte (les hommes âgés de 18 à 30 ans), qui étaient chargés de faire respecter les règles relatives au pâturage, se rendent à présent dans les centres urbains pour y chercher un travail salarié ou entreprendre d'autres activités non pastorales.56

Dans bien des cas, les décisions ne sont plus prises aux mêmes niveaux de la société; le pouvoir de décision est transféré des communautés locales aux autorités publiques locales ou nationales. C'est ce qui s'est passé, par exemple, chez les Tourkana.57 Par tradition, les Kikuyu du district de Kirinyaga, géraient leurs réserves forestières par voie de consensus; mais ces réserves sont aujourd'hui des "forêts classées,' administrées par le Département des forêts.58 Cependant, étant donné que bien souvent les communautés locales ne sont plus en mesure de faire respecter leurs propres lois traditionnelles, surtout vis-à-vis d'étrangers (qu'il s'agisse d'éleveurs ou de cultivateurs) qui envahissent leurs territoires, les autorités locales et leurs divisions techniques ont sans doute un rôle à jouer.

Trop souvent, les autorités publiques ne voient dans les régions pastorales que des terres susceptibles d'enrichir les caisses de l'Etat, moyennant impôts ou taxes à l'exportation sur les produits animaux. Mais il est rare que les fonds ainsi obtenus soient réinvestis au profit des populations pastorales. Même les réserves pastorales du nord du Nigéria, qui en principe devaient assurer aux Foulani un accès incontesté à des pâturages non surchargés, sont en fait une source de revenu national, car les éleveurs doivent payer une redevance pour obtenir un permis de pâturage.59 Dans certains pays, l'Etat a essayé de développer les structures administratives locales en vue d'étendre sa propre autorité et, dans certains cas, pour combler une lacune locale; cependant, ces tentatives ont souvent échoué car elles ne tiennent pas compte des organisations traditionnelles existantes. Par exemple, le gouvernement du Nigéria a essayé d'administrer les Wodaabe en appliquant le système social des Touareg, c'est-à-dire en les divisant en "fractions"; or il n'existe chez les Wodaabe aucun équivalent de ces "fractions". De plus, ils ont rassemblé les Wodaabe et les Foulani sédentaires aux mêmes endroits dans des "groupements" à la tête desquels ils ont souvent installé un chef Foulani, ce qui n'était pas acceptable pour les Wodaabe.60

Dans certains cas, rares au demeurant, des groupes ethniques ont été entièrement détruits. C'est ainsi que les Sakuye du nord du Kenya, un petit groupe qui vivait de l'élevage, ont été pris entre deux feus pendant les guerres des "shiftas" dans les années soixante: les groupes séparatistes Somali les considéraient comme des alliés du gouvernement, tandis que l'armée du Kenya les soupçonnait d'aider les Somali.61 Aujourd'hui, les Dinka du Soudan se trouvent dans une situation analogue: poursuivis par les forces armées gouvernementales et par les milices arabes locales armées par le gouvernement, ils sont en train de subir des pertes très graves, non encore estimées.

A la suite de la nationalisation des terres, tous les parcours et forêts (c'est-à-dire toutes les terres non cultivées) sont du domaine public et peuvent être utilisés par tout citoyen du pays. D'après certains rapports, la nationalisation des terres a eu pour effet au Niger d'intensifier la dégradation des forêts, car les habitants estiment que l'Etat doit entretenir et aménager les ressources naturelles.62 Au Mali, l'administration coloniale française reconnaissait huit tribus avec leurs territoires traditionnels dans la région de Gourma. Or, après l'indépendance et la nationalisation des terres, 43 groupes de pasteurs indépendants ont été enregistrés dans la même région.63

Les lois sur la privatisation des terres ont créé des lignes de démarcation qui traversent souvent des routes pastorales et découpent des pâturages en secteurs, donnant lieu à de graves conflits entre clans, lignages et individus. Par exemple, pendant l'administration française du Maroc, certains Berbères qui avaient collaboré avec les Français, ont reçu des parcelles privées, souvent situées sur les parcours traditionnels des autres groupes Berbères.64 A Mbeere, au Kenya, la distribution des terres a été accélérée par le gouvernement national après l'indépendance; elle a contribué à une augmentation des cultures de rente, à un affaiblissement de l'esprit de coopération, de partage et de voisinage et à l'abandon d'autres rites sociaux entre voisins. Mais elle a aussi eu pour résultat d'encourager les individus à planter des arbres en plus grand nombre.65

Du fait que les régions rurales sont mieux reliées aux centres commerciaux, la valeur des ressources naturelles a augmenté, et notamment celle de la terre, entraînant ainsi une plus grande pression de la part des étrangers et des élites locales qui voudraient que ces terres soient expropriées et privatisées.66 La grave dégradation du couvert forestier à Mbeere est due principalement aux fortes pressions en faveur d'une coupe excessive de la végétation ligneuse pour la production du charbon de bois.67 L'écart entre le revenu des riches et celui des pauvres devient de plus en plus évident dans plusieurs régions, notamment dans les pays du Maghreb68 et en l'Afrique de l'Est. Au Kenya, par exemple, quelques éleveurs très riches sont en train de devenir des propriétaires absentéistes; ils engagent des pasteurs auquels ils confient leurs troupeaux pour se lancer dans d'autres types de production et d'investissement en ville.69

Chez les Foulani du nord du Cameroun, lorsqu'un ménage s'enrichit, la jeune génération se déplace vers les centres urbains, ce qui rend nécessaire l'embauche de pasteurs non Foulani ou de Foulani pauvres.70 La main-d'oeuvre des ménages pauvres s'en trouve réduite, et ils sont obligés d'abandonner les techniques traditionnelles de gestion des ressources. L'écart croissant dans la distribution des revenus entraine l'apparition d'une classe défavorisée pour qui les besoins de liquidités à court terme sont bien plus importants que les investissements productifs à long terme.71

Les ranchs collectifs favorisent ceux qui disposent d'une situation économique et politique suffisamment forte pour en tirer profit. Par exemple, chez les Masaï "un esprit capitaliste semble avoir remplacé l'attitude bien plus égalitaire qui existait jadis"; les Comités des ranchs, dominés par l'élite, voudraient à présent introduire une subdivision plus poussée des terres des ranchs collectifs, afin d'arriver finalement à leur privatisation.72 Dans la région centrale de la Somalie, les ranchs coopératifs créés vers la fin des années soixante-dix sont devenus le moyen pour les membres de l'élite de clôturer des terres de pâturage et d'en faire un usage personnel, ce qui est pourtant contraire à la loi. Dès qu'un certain nombre de personnes commencent à ériger des clôtures, les habitants sont pris de panique et tous commencent à se saisir des terres. Dans l'ensemble, les Somali seraient pourtant opposés à cette tendance: des clôtures ont été brûlées et d'autres mesures de représailles ont été prises.73


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